
Nous l’appellerons Anne. Elle verra peut-être l’an 2000 et la grande peur qui se déchaînera sans doute dans le monde à ce moment-là. Elle verra les nouveaux riches devenir pauvres et les anciens riches recouvrer leurs fortunes à la faveur des bouleversements. Elle verra les socialistes passer doucement à l’état de réactionnaires. Elle verra la France victorieuse une fois de plus manquer la rive gauche du Rhin et, peut-être, son petit-fils tiendra-t-il garnison dans Trêves.
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C’est par ces quelques lignes que le général de Gaulle annonce la nouvelle à son ami Lucien Nachin, colonel et historien. Anne de Gaulle est née le 1er janvier 1928. L’enfant, porteuse d’une trisomie 21, sera la fierté et la joie de son père. Le grand Charles, ombrageux et taiseux, se transforme instantanément en présence de la petite fille. Quand les gamins de son âge parlent à toute vitesse, Anne a du mal à énoncer correctement une phrase, pourtant, un mot lui vient plus facilement que tous les autres, papa. Depuis Palmyre, Alep ou Damas, l’officier d’état-major de Gaulle ne cesse de penser à son petit trésor. Il veut surtout l’éloigner et la protéger de tous les regards curieux et inquisiteurs. Yvonne et lui savent que l’enfant ne grandira pas comme les autres. Malgré ce malheur, à aucun moment, la petite Anne ne se sentira vraiment différente.
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Un acte d’amour
Tandis qu’à cette époque, les personnes handicapées sont souvent enterrées vivantes dans des asiles, elle aura la chance de grandir derrière les murs du domaine de La Boisserie, à Colombey-les-Deux-Églises. Tout au long de sa jeune vie – elle mourra à 20 ans –, son père s’efforcera de lui parler normalement. Un acte d’amour rare pour tenter d’éveiller la petite fille à la vie et à son environnement. La benjamine de la famille fait des efforts, bataille contre son handicap et progresse pour le plus grand bonheur de ses parents. Mais comme la marée qui vient, monte et puis se retire, les résultats de ses efforts s’évanouissent aussitôt. Charles comprend qu’il ne faut pas trop lui en demander. À partir de ce moment, une relation singulière s’instaure entre les deux êtres. Le mélange de la force et de la fragilité donnera une photo magnifique prise à la plage en 1933. On y voit de Gaulle tenant Anne sur ses genoux.
Anne était sa joie et sa force
Les plaisanciers et les quelques badauds qui se promènent ce jour-là ne se doutent pas de la puissance de la scène qui se joue à quelques mètres. Le regard plongé dans celui de sa fille, le général de Gaulle ne voit personne d’autre. Il n’y a qu’elle désormais dans sa vie. En se penchant de plus près sur le cliché, on se demande qui est celui des deux qui incarne la force. Est-ce vraiment l’homme auréolé de tous les hommages ou est-ce la petite fille qui combat vaillamment son handicap pour rester, encore quelques jours, quelques mois et, dans le meilleur des cas, quelques petites années, auprès de son père, son tout, son monde, ce héros que tous s’arrachent. De Gaulle confiera plus tard au journaliste et biographe Jean Lacouture que la petite Anne était sa joie et sa force. « Sans Anne, peut-être n’aurais-je jamais fait ce que j’ai fait. Elle m’a donné le cœur et l’inspiration », a-t-il dit. Derrière un grand homme, il y a souvent un petit enfant plus fort que l’on ne croit.
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La balle qui le visait a été déviée par le cadre de sa photo qui ne le quittait jamais
Ce fut aussi le cas de Linda Ventura, fille du monstre sacré du cinéma. En 1966, Lino et sa femme fondent l’association caritative Perce-Neige, avec laquelle ils construisirent une résidence à Baracé pour protéger tous ces enfants « pas comme les autres ». Je pense ce dimanche à tous ces enfants si fragiles et téméraires à la fois.
Vendredi 21 mars, c’était la journée mondiale de la trisomie 21. Sans doute que l’ange de Colombey est encore assis sur les genoux de son père à la plage. Charles de Gaulle est en train de lui raconter qu’elle lui a sauvé la vie lors de l’attentat du Petit-Clamart, alors qu’il était président de la République. La balle qui le visait a été déviée par le cadre de sa photo qui ne le quittait jamais. Charles de Gaulle doit beaucoup à la petite Anne. Et la France aussi. Ne l’oublions pas. N’oublions pas ces enfants-héros.
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