Le JDD. Sur la base aérienne de Luxeuil cette semaine, Emmanuel Macron a annoncé une augmentation et une accélération des commandes de Rafale. Comment accueillez-vous cette déclaration ?
Éric Trappier. Dans le contexte géopolitique actuel, c’est une annonce très importante et un signal à deux niveaux. D’une part, pour dire aux États-Unis : « Je vous ai entendus. » D’autre part, pour dire aux autres pays d’Europe : « Nous renforçons notre base. » Je pense qu’il faut également évaluer la portée de cette annonce par rapport à la dissuasion nucléaire. Celle-ci, née de la volonté du général de Gaulle, a été soutenue par tous les présidents jusqu’à Emmanuel Macron, et elle s’est développée en passant du Mirage IV au Rafale. Je reconnais et témoigne de la pertinence de ce modèle à l’heure où les Américains disent qu’il faudrait que nous nous défendions seuls. À Luxeuil, le président a annoncé le déploiement de deux escadrons pour renforcer la dissuasion nucléaire. Et c’est bien le Rafale qui porte la composante aéroportée de la dissuasion. Il nous faut donc davantage d’avions.
Le ministre des Armées a évoqué le besoin d’une vingtaine de Rafale pour l’armée de l’Air et d’une dizaine pour la Marine nationale. Vous confirmez ces volumes ?
C’est à peu près l’idée. Nous verrons les détails avec la direction générale de l’Armement. Pour l’instant, c’est une annonce politique, mais elle préfigure de futures commandes. En tout cas, nous la prenons très au sérieux, et c’est aussi pour cela que, depuis quelques années, nous augmentons notre capacité de production.
Le défi de la montée en cadence, c’est le vôtre, mais c’est aussi celui de toutes ces entreprises qui interviennent sur un Rafale…
La suite après cette publicité
C’est un défi pour toute la filière, pour nous et pour les 400 entreprises qui participent au programme Rafale. À Bordeaux, lorsqu’il s’agit de livrer un avion, chaque maillon de la chaîne doit être en place. Cela demande une anticipation minutieuse, d’autant que nous avons dû faire face à des problèmes d’approvisionnement liés au Covid et à l’après-Covid. En 2020, nous livrions moins d’un Rafale par mois. Aujourd’hui, nous en sommes à plus de deux par mois et nous allons encore augmenter le rythme. En amont de la chaîne, nous sommes déjà à trois par mois. Il faut que nous y parvenions en bout de chaîne et c’est là que réside la difficulté, car nous devons corriger toute anomalie chez un fournisseur. C’est toujours un défi. Mais nous prévoyons d’atteindre trois Rafale livrés par mois l’année prochaine, et quatre à partir de 2028-29.
Et vous préparez-vous à aller plus loin ?
Oui, nous avons entendu l’appel du président et étudions la possibilité de passer à cinq Rafale par mois. Il n’y a pas encore de commandes concrètes, mais nous souhaitons anticiper. Avons-nous suffisamment de surface ? Faut-il recruter ? Les sous-traitants pourront-ils suivre ? Les motoristes seront-ils capables de répondre à la demande ? Nous avons lancé l’étude.
Dans quelle mesure les droits de douane américains vous touchent-ils ?
Les surtaxes sur l’acier et l’aluminium touchent l’ensemble de notre chaîne d’approvisionnement. Et la Commission européenne prévoit des contre-mesures qui nous concerneront également car nous nous approvisionnons en partie aux États-Unis, et nos Falcon y sont également partiellement produits. Les droits de douane affecteront non seulement les Français et les Européens, mais aussi les Américains, car le marché est mondial. Aucun pays n’est totalement autonome.
« Parfois, Dassault a raison avant tout le monde »
Faut-il répliquer selon vous ?
Oui, il faut savoir bâtir une position de force. Si une négociation doit avoir lieu un jour, mieux vaut être en position de force pour l’aborder. Je pense qu’il ne faut pas subir, mais montrer que nous avons des atouts et des capacités.
Comment analysez-vous la situation actuelle du monde ?
Je me rends compte que, parfois, Dassault a raison avant tout le monde (sourire). J’ai connu la période où le Rafale était décrié. Aujourd’hui, il est devenu l’alpha et l’oméga car il sait tout faire et il est 100 % français. C’est évidemment plus agréable à entendre !
De plus en plus d’États s’interrogent face à l’imprévisibilité de Donald Trump. Des commandes de F-35 sont suspendues. Le Rafale a-t-il une carte à jouer ?
J’observe tout cela avec prudence. Lorsque vous achetez un avion de combat, vous vous engagez sur le long terme. Certains pays, comme nos amis canadiens, mettent leur commande sur pause. Est-ce que cela signifie qu’ils n’en achèteront pas ? Je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que, si un pays ayant opté pour le F-35 remet en question son choix, nous sommes tout à fait prêts à fournir nos services, sous le contrôle du gouvernement français, comme toujours.
D’autres pays, comme le Portugal, vous ont-ils approchés ?
Pas encore, car c’est tout récent. Il faudra voir dans les semaines et les mois à venir. Mais nous avons effectivement envie de proposer notre avion au Portugal. C’est un pays de l’Union européenne et de l’Otan. Il disposerait des mêmes capacités d’interopérabilité que nous dans le cadre de l’Alliance, donc cela semble logique.
La presse indienne évoque une commande imminente de Rafale…
Ce contrat est en préparation depuis longtemps. Lorsque l’Inde sera prête, elle passera commande. J’ai confiance, car ses besoins sont importants. Pour nous, c’est aussi une opportunité d’étendre nos chaînes de production en installant une ligne sur place, destinée aux besoins indiens, mais qui pourrait également servir dans notre montée en puissance. Je crois beaucoup en ce partenariat avec l’Inde.
Le ministre de l’Économie a fait des annonces cette semaine pour faciliter le financement de la défense. Sommes-nous sur la bonne voie ?
Aujourd’hui, il y a une vision – être moins dépendants des fournisseurs américains –, mais il faut aussi des moyens. Il faut lever les obstacles qui nous freinent, notamment les normes accumulées depuis des années par la Commission européenne. Quand je vois que la finance durable pénalisait l’industrie de l’armement… On peut être à la fois engagé pour la protection de la planète et soucieux de la défense nationale. Je le dis d’autant plus librement que je soutiens la transition énergétique. Je me réjouis que le ministre dise que « l’investissement dans le secteur de la défense est un investissement responsable ». Nous serons attentifs à ce que ces paroles soient suivies d’actes.
« Il y a peu, tout le monde s’opposait à la préférence européenne »
Bruxelles souhaite instaurer une préférence européenne en matière d’achat de matériel militaire. Est-ce une bonne nouvelle ?
Je suis prudent, là aussi. Aujourd’hui, personne ne dira qu’il est contre la préférence européenne. Mais il y a peu, tout le monde y était opposé. Cette volonté est en train de se concrétiser. J’espère qu’elle s’installera sur le long terme. C’est du bon sens.
Faut-il rêver d’un « Airbus de la défense » qui rassemble plusieurs acteurs ?
Les États-Unis n’ont pas qu’un seul industriel, mais plusieurs acteurs comme Lockheed Martin, Boeing, Raytheon, etc. Mais rappelez-vous, le rêve d’Airbus était de devenir le Boeing européen. Aujourd’hui, je ne le recommande pas. Ce qu’il faut, ce n’est pas un acteur européen si grand qu’il ne sait plus ce qu’il fait. Ce qu’il faut, ce sont des industriels compétents. Donc, faisons plutôt l’Europe des compétences. Le modèle pour moi, c’est plutôt le « Dassault de la défense ».
Source : Lire Plus