Le JDD. Vous contribuez à l’ouvrage Pour Boualem Sansal aux côtés de plusieurs personnalités. « L’affaire d’un seul doit devenir l’affaire de tous », écrit Alain Finkielkraut dans ces pages. Pourquoi cette affaire est-elle devenue la vôtre, alors que dix ans de prison viennent d’être requis contre Boualem Sansal en Algérie ?
Élisabeth Badinter. J’ai l’impression que la justice algérienne a trois siècles de retard. Cet homme, qui n’a pas pu choisir son avocat, a fait preuve d’un courage extrême : il a préféré se défendre seul plutôt que d’avoir ses avocats algériens. C’est un véritable scandale judiciaire, un scandale politique, une injustice incroyable à son égard. Ça restera, à mon avis, une affaire Dreyfus propre à l’Algérie. Ce dont il est accusé et son emprisonnement me révoltent profondément. Il fait preuve d’un courage et d’une fermeté qui mettent en péril sa santé, peut-être même sa vie. Peu d’hommes ou de femmes sont capables de défendre leurs principes à ce prix. J’ai une immense admiration pour sa rigueur morale face à l’attitude atroce du gouvernement algérien. Dans le livre, plusieurs auteurs établissent un parallèle entre Voltaire et lui.
Justement, Voltaire défendait la liberté d’expression. Considérez-vous qu’elle soit aujourd’hui en danger ou qu’elle se trouve fragilisée ?
Je pense sincèrement que la liberté d’expression est en train de disparaître pour une partie de la communauté musulmane. Les menaces qui pèsent sur elle l’empêchent de s’exprimer. Tout le monde n’a pas le courage de Boualem Sansal. Même révoltés par ce qu’il se passe, beaucoup se taisent. Je ne veux pas être excessive, mais Boualem est une lumière. Il est peut-être en train de risquer sa vie pour un principe, une morale, la liberté. Cela me rappelle tellement le combat de Voltaire dans les années 1760 : 250 ans plus tard, un homme se lève et dit la vérité.
« Concernant l’antisémitisme, c’est la même logique : LFI est farouchement antisémite »
Qu’entendez-vous par cette phrase : « À ceux qui accusent Boualem Sansal de suprémacisme et d’appartenir à l’extrême droite, ceux-là se trompent et nous trompent » ?
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Ils nous trompent, notamment ceux qui ne suivent pas attentivement la politique et les polémiques ; Boualem Sansal peut sembler excessif. L’hypocrisie est immense. Entendre dire : « Il ne doit pas être emprisonné, mais… » revient à affirmer qu’il est coupable. C’est révoltant. Nous sommes nombreux à ne plus supporter ces discours de l’extrême gauche, qui tente d’exploiter de telles affaires pour asseoir ses ambitions électorales.
Vous dites que certains cherchent à faire de « nos courageux lanceurs d’alerte l’incarnation du salaud et du traître » tout en prétendant « incarner les idéaux humanistes de la gauche d’antan, alors que leurs actes et leur silence prouvent le contraire ». Pourquoi une telle sévérité envers la gauche ?
Je n’ai pas dit toute la gauche. Même si, franchement, on peut reprocher au PS et aux écologistes d’avoir si peu résisté aux discours extrémistes de LFI. Ça me pose problème. Concernant l’antisémitisme, c’est la même logique : LFI est farouchement antisémite. Et je ne peux pardonner au Parti socialiste son silence assourdissant après le 7 octobre 2023.
Vous êtes une figure du féminisme universaliste. Certaines militantes du collectif Nous vivrons, qui commémore les femmes victimes du Hamas le 7 octobre 2023, n’ont pas pu manifester le 8 mars à Paris…
C’est écœurant. Dès lors que les considérations politiques prennent le pas sur l’égalité des sexes et la liberté des femmes, dès lors qu’on établit une différence entre elles selon leur pays ou leur religion, on détruit le féminisme. Le féminisme est universel. Quand les priorités politiques supplantent les droits des femmes, c’est la fin du féminisme. Et qu’on ne vienne plus me parler de sororité. Quel est le sens d’un féminisme qui se fragmente selon des partis politiques ? Quand le politique l’emporte, le féminisme se meurt.
« Oui, il faut interdire le voile dans toutes les compétitions sportives »
Pour vous, qui l’incarne aujourd’hui ?
Je suis incapable de vous le dire.
On assiste en ce moment à une polémique sur le port du voile dans le sport…
Oui, et c’est totalement stupide. Dire que « les jeunes filles qui portent le voile, ce n’est pas toujours de l’entrisme, c’est aussi par conviction personnelle » est une façon de fermer les yeux sur la réalité. Il faut être aveugle pour ne pas comprendre. Si on cédait à cet argument, cela reviendrait à ouvrir grand les portes à l’entrisme, justement parce qu’il est impossible de faire la distinction. Oui, il faut interdire le voile dans toutes les compétitions sportives. La neutralité doit prévaloir.
En 1981, dans l’émission « Radioscopie », vous confiiez à Jacques Chancel : « Je suis inquiète, et particulièrement par la guerre. J’ai peur de l’impérialisme soviétique, j’ai peur du déséquilibre au Moyen-Orient… C’est un effroi que je ne ressentais pas il y a une dizaine d’années, peut-être à tort. »
C’était il y a très, très longtemps. C’est drôle que j’aie dit cela à Chancel. Cela prouve que l’histoire se répète, mais cette fois, de façon autrement violente. Nous assistons à de véritables guerres. Il y a un renversement des valeurs qui me fait peur, un changement rapide et stupéfiant des alliances que nous avions. Donald Trump et ses déclarations qui se contredisent d’un jour à l’autre me font peur. À l’heure où nous parlons, c’est tout de même Poutine le grand vainqueur. Nous, Européens, avons raison de nous méfier. L’idée même que nous pourrions un jour devoir défendre militairement notre espace européen me semble inimaginable, et pourtant… L’Ukraine nous concerne. Si nous attendons de nous mobiliser seulement lorsque des troupes seront à nos frontières, ce sera trop tard.
Comprenez-vous qu’Emmanuel Macron adopte un discours de guerre alors que le monde entier semble chercher la paix ?
Je ne suis pas d’accord. À mon avis, son discours a été mesuré et a surtout pour but d’alerter le peuple français, ce qui est la moindre des choses. Pour préserver la paix, nous devons être forts. Or, nous ne le sommes pas, pour des raisons évidentes : nous vivons sous le parapluie américain depuis tant d’années. Je ne partage pas la condamnation du président de la République qui, au contraire, m’a semblé très juste dans son propos.
Vous avez donné votre accord pour la panthéonisation de votre époux, Robert Badinter. Où en est-on à ce jour ? Échangez-vous avec l’Élysée ?
Oui, j’ai eu un échange et d’autres suivront. Pour l’instant, je ne peux pas vous en dire plus. Les modalités seront précisées en mai ou en juin. Ça aura lieu cette année, en tout cas. C’est un grand honneur rendu à mon mari, dont je mesure l’importance.
Trois façons existent pour une personnalité d’entrer au Panthéon : une plaque comme pour Aimé Césaire, un cénotaphe comme pour Joséphine Baker, ou une inhumation comme pour Simone et Antoine Veil ou Missak et Mélinée Manouchian. Avez-vous choisi ?
Les choix ne sont pas encore faits. Ce que je sais, c’est que je ne choisirai pas d’être moi-même au Panthéon. Je ne suis que l’épouse, et l’on y honore des hommes et des femmes ayant accompli quelque chose d’exceptionnel. Pour celles qui accompagnent leur conjoint au Panthéon, ce sont le plus souvent leurs familles qui en ont décidé ainsi.

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