Cinq ans après le début d’un confinement qui vitrifia le pays, Emmanuel Macron a ravivé les craintes en annonçant l’envoi d’un « manuel de survie » en cas de crise majeure. Oubliées les critiques qui avaient fusé contre l’infantilisation et l’instrumentalisation des peurs par les pouvoirs publics. Le « jour d’après » n’a pas eu lieu. Le Covid avait pourtant bouleversé la société, accusant ici les lacunes du système de santé, renouant là avec les pratiques oubliées de l’isolement et inaugurant un mode inédit de gouvernement confié aux savants. Mais c’est l’effacement de rituels marqueurs de notre civilisation qui aura sans doute le plus durablement affecté nos vies.
De la distance sanitaire à l’interdiction de se déplacer, le confinement éprouva tout le spectre des interactions sociales limitées aux biens « essentiels ». Il fut aussi l’occasion de reconfigurer les liens intrafamiliaux. 5 ans après, des habitudes que l’on croyait ancrées au cœur de nos vies ont disparu, parfois insidieusement. Si le Grand soir n’a pas eu lieu, la société n’est, depuis la crise, plus tout à fait la même.
La disparition du contact tactile a frappé les esprits en ce qu’elle rompait avec un usage aussi ancien que l’existence de l’Homme. La salutation sans toucher annulait ainsi des siècles de poignée de main et de baiser accomplis pour manifester l’hospitalité et la reconnaissance de l’Autre. Le geste humanise, en effet, la relation en faisant naître l’autre à soi.
Refus de serrer la main
Au XIXe siècle, le souci de distinction sociale discrédite la poignée de main, associée au vulgaire, quand les élites ôtent leur couvre-chef. Contre la masculinité « toxique », bise et poignée de main sont aujourd’hui appelées à se « dégenrer ». Avec le Covid, le toucher ne constitue plus l’existence tangible d’autrui mais une menace sanitaire que l’État prétend prévenir jusque dans l’intimité du foyer, à coup de « gestes barrières ».
« la fermeture des lieux de culte considérés comme non essentiels a arraché aux croyants l’expression pourtant vitale de leur foi »
Dévitalisé depuis 2020 par les injonctions hygiénistes, le salut reste toutefois le signe de notre agrégation à une culture commune. À l’Assemblée nationale, à l’endroit de députés RN comme à l’hôpital de la part de patients musulmans, le refus de serrer la main, pour des motifs politiques ou confessionnels, énonce toujours le rejet d’une convivialité partagée, témoignant d’une socialité abîmée. Par sa gratuité, la salutation, qui ne requiert que l’attention de celui qui le reçoit, rappelle que la cité ne peut pas vivre que d’échanges vénaux.
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Dans le décor apocalyptique de rues désertes, la fermeture des lieux de culte considérés comme non essentiels a arraché aux croyants l’expression pourtant vitale de leur foi. La « communion de désir » ne peut, en effet, remplacer l’union sensible du fidèle au sacrifice du Christ rendu réellement présent sur les autels. Les moins pratiquants ont aussi vécu douloureusement le service de funérailles limitées. Avec le concours d’une majorité de fidèles dociles, habitués depuis un siècle à privatiser leur croyance, l’État a réduit au silence la liturgie publique, précédent qui ne s’était plus produit depuis 1793 ! Comme sous la Terreur, des zélateurs de la laïcité ont courageusement dénoncé ce qu’ils ont cru être des messes clandestines.
Mais dans les pires temps de persécutions, des catacombes romaines à l’URSS ou la Chine de Mao, les chrétiens ont toujours su faire preuve de sursaut pour maintenir la ferveur spirituelle, parfois contre la hiérarchie cléricale. À chaque crise a succédé une ère florissante de foi revivifiée. Mais si l’augmentation des baptêmes d’adultes annonce un frémissement encourageant, la sortie du Covid n’a pas suscité d’émotions collectives suffisantes pour parler d’un véritable revival religieux.
Défiance envers les institutions
Signe supplémentaire de cette asthénie sociale, le confinement a généré un flot inédit de rumeurs plus ou moins fantaisistes mais révélatrices d’une profonde déliaison sociale. Les difficultés d’acheminement des masques ont affolé une opinion, angoissée par le manque d’informations, qui a tôt fait d’accuser l’État de les « cacher ». On reste saisi par la permanence de ces ressorts complotistes, déjà à l’œuvre contre Louis XV qui fut accusé au XVIIIe siècle, malgré l’évidence des faits, de stocker des grains pour favoriser les spéculateurs. Largement décrédibilisée, la parole publique s’est montrée incapable de désamorcer la propagation des « complots » durant la période du Covid. La fausse nouvelle témoigne de la défiance qui s’est enkystée dans le corps social à l’égard des institutions.
Personne n’a été épargnée par les affres du confinement. Le rapport au travail, à l’école, à la médecine ou à l’État s’en ait trouvé profondément affecté. Rien n’a paru plus indispensable que le dépaysement – car le lien, c’est le lieu – pour la socialisation des êtres. Les ravages du confinement sur la construction de la personnalité ne sont plus discutés. Ils ne sauraient toutefois effacer complètement l’élaboration de nouvelles pratiques qui ont, par exemple, permis aux familles de se retrouver autour des joies simples du repas de nouveau partagé ou du jeu de société. Il s’agissait alors moins de réinventer un monde que de le restaurer.
Nous pensions l’individualisme comme l’horizon indépassable de la modernité. La crise aura révélé la nécessité d’un lien social physique, gâté par la méfiance et l’isolement. En creux, elle aura rappelé les contours d’une vie incarnée authentiquement humaine, souligné ses fragilités mais aussi dessiné ses promesses. Mais a-t-on encore envie de les tenir ?
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