« Venez, je vais vous présenter Marie-Paule, la nièce du premier Jésus. » Non, Hervé Blanchard n’est pas fou. Le président de la Passion de Ménilmontant nous entraîne sur la scène, affable et réprimant un sourire dans sa barbiche grise. Quelques pas nous séparent de Marie-Paule, 80 ans. Elle est attifée d’une tunique ocre et enrubannée d’un turban saumon, duquel s’échappent quelques mèches de cheveux blancs : cette année, l’octogénaire joue l’une des servantes venant pleurer la mort du Christ, le Vendredi saint. Nous sommes ici dans la crypte de l’église Saint-François d’Assise.
Aujourd’hui, les 35 comédiens de la troupe de Ménilmontant s’entraînent pour un grand filage, avant de se lancer, comme chaque année depuis plus de 90 ans, dans un mois de représentations de la Passion du Christ, ces quelques jours qui précèdent la mort de Jésus, durant lesquels il est tenté au désert, jugé, torturé, ridiculisé… Avant sa Résurrection, le jour de Pâques. L’idée est née en 1932. Des religieux salésiens et friands de théâtre lancent une petite troupe de quartier afin de proposer aux habitants – des familles ouvrières – un récit des derniers jours de la vie de Jésus, le Nazaréen.
Au début du Carême, la tradition perdure. Pendant plusieurs décennies, le spectacle est donné dans le théâtre de Ménilmontant, propriété de l’ordre : « Un emplacement tout naturel puisque, au-dessus de la salle de spectacle, se tient une chapelle », confie Marie-Paule. Après le Covid, la joyeuse troupe est priée de trouver un autre emplacement : le curé de la paroisse de Ménilmontant leur ouvre grand ses portes, en dessous de l’église, dans la crypte : « Parfois, lorsque les comédiens jouent la Cène, je célèbre la messe en même temps », glisse le père Édouard, les yeux plissés.
« Les apôtres : vous levez la main ? » Hughes, la cinquantaine bonhomme, est l’un des deux metteurs en scène. Il est « tombé dedans quand il était petit ». À cinq ans, il jouait un petit berger, comme ses deux fils de 7 et 10 ans, qui aujourd’hui courent à travers les décors. Ses parents aussi ont joué pendant des années ici, mais ne l’ont pas baptisé. Lui-même, qui se définit comme athée, a fait baptiser ses fils, selon le souhait de sa femme, portugaise. « Le méli-mélo actuel de la foi » constate le père Édouard qui ajoute, après un silence : « On peut porter un trésor sans le savoir et projeter la parole de Dieu sans avoir l’intention d’évangéliser. En tant qu’homme de foi, je laisse le Seigneur faire. »
Certains couples se sont même rencontrés à l’occasion de répétitions ou d’un coup de main à la billetterie. Jean-Baptiste, à ses côtés, second metteur en scène, a été Jésus pendant 10 ans : « le 19e Jésus », précisément. Les rôles tournent, et bien souvent, les acteurs bénévoles restent longtemps, charmés par l’esprit familial et la bonne entente qui règne. Si au départ, Jean-Baptiste, acteur de profession, a poussé la porte par curiosité et pour explorer de nouvelles façons d’appréhender la scène, il confie avoir senti, au fur et à mesure, les textes de l’Évangile le nourrir : « Je suis croyant. Pour incarner Jésus, j’ai dû l’oublier au début, pour mieux jouer finalement. Spirituellement, ça m’apporte beaucoup. » C’est exactement la même chose que nous confie Raphaël, l’actuel Jésus, lui aussi acteur, qui a beaucoup mûri l’Évangile avant de pouvoir dire d’un ton juste : « Eloï, Eloï, lama sabactani ? » Ce qui signifie « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Ce cri du cœur l’a fait réfléchir sur l’existence du mal ici-bas. Entre les deux Jésus, le courant passe bien : le visage christique entouré de boucles brunes, il confie à quel point jouer Jésus lui a permis de comprendre que son arme était le sourire : « Il faisait des blagues, il rigolait, bref, il était parfaitement humain et incarné. Ça m’a beaucoup aidé dans ma vie de foi. » Ce n’est pas le Jésus numéro 18 qui dira le contraire : il est désormais curé juste à côté, à Saint-Jean-Baptiste de Belleville.
La suite après cette publicité
Adossés à un tréteau, deux frères, étudiants, discutent sur le côté avec Pilate, ou plutôt Patrick. Malgré l’écart d’âge de près de 50 ans, des amitiés sont nées, ce qui pousse les jeunes garçons à venir répéter, 4 heures chaque semaine et plusieurs week-ends par an. Le rendu, il faut le dire, tient d’un spectacle professionnel. Les deux heures passent à toute vitesse. Les textes ont été remaniés depuis 1932 : initialement, les acteurs jouaient 7 heures sur scène !
« Pour beaucoup, la figure du prêtre est intimidante : ici, les acteurs perçoivent à quel point il est abordable et disponible »
Qui vient donc à la crypte, prendre place sur les 200 sièges prévus ? Beaucoup d’aumôneries, mais aussi des habitués du quartier : « C’est un peu leur façon d’entrer dans le Carême », souligne Hervé Blanchard. Le père Édouard lui, y entraîne ses catéchumènes : « C’est une excellente catéchèse » et s’émerveille d’accueillir chez lui « le plus vieux spectacle de Paris, avec le plus vieux texte du monde, qui se joue tous les jours à travers la messe, à chaque endroit de la planète ». Le sexagénaire au visage rond et souriant a eu une idée : pour entrer dans la vie de la troupe, il joue le rôle d’André « le dernier des rôles… Je ne dis pas un mot ! ». Cela lui permet de connaître chacun.
Certains non-pratiquants ou athées se posent des questions. Hervé Blanchard confirme : « Pour beaucoup, la figure du prêtre est intimidante : ici, les acteurs perçoivent à quel point il est abordable et disponible. » Et c’est tout l’objet de ce spectacle, que rappelle le président de la troupe : « Nous ne sommes pas là pour asséner des vérités, mais pour que les spectateurs repartent en se posant des questions et cherchent à devenir témoins du Christ, à leur tour, enveloppés dans la lumière de Pâques. Nous sommes simples et humbles passeurs de l’histoire. La parole fait son travail. La graine est semée. » Raison pour laquelle la scène finale laisse la place à un Jésus en chemise et jean, homme contemporain, présent dans le quotidien banal, proche des hommes, qui lance, en s’avançant sur scène juste avant le tombé de rideau : « Et vous, qui pensez-vous que je suis ? »
Du 15 mars au 13 avril 2025 les samedis et dimanches à 15h00, et le 12 avril à 20h30.
16, rue du Général Brunet, Paris, 19e.
Réservation : lapassion.fr
Source : Lire Plus