J’ai toujours ressenti un décalage immense à l’école, entre les collégiens et moi. Une barrière, bien visible. Vivant dans un milieu insalubre, j’avais un abord négligé, sale. J’étais moquée, mise de côté. C’est pourtant d’un ton de voix posé que Joranne nous partage les bribes de ce qu’elle a vécu. Comment imaginer en la voyant, extrêmement féminine, tailleur impeccable, soignée jusqu’au bout des ongles, l’enfer de sa jeunesse, placée et suivie par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ?
La jeune femme de 27 ans qui se tient devant nous a vécu le pire. Des parents violents, physiquement et psychologiquement, qui ont commis l’impensable. Dans son dossier, les mots pour qualifier leurs méfaits apparaissent, terribles : « Incarcérés en janvier 2003, en détention provisoire pour des faits d’agression avec violence, de séquestration, de viol et d’actes de barbarie sur un couple de leur connaissance. » Ses parents mis en prison, l’enfant est alors placée chez ses grands-parents. « Avec du recul, je dirais que ma famille est dysfonctionnelle », avance notre interlocutrice.
C’est peu de le dire. L’ASE valide le placement de l’adolescente chez ses grands-parents. Une « famille de fous ». Le couple, qui vit dans une ferme insalubre, sorte de taudis, est seulement obnubilé par l’argent des aides sociales qu’il pourra récolter en s’occupant de sa petite-fille. « Au bout du chemin, c’était le cimetière de caravanes. Il y avait aussi des camions, surtout des Renault Trafic. Toutes ces carcasses appartenaient à ma grand-mère. Pour arriver chez nous, il fallait encore franchir un grand portail en fer forgé cadenassé. La maison était gardée par des chiens attachés à de longues chaînes », se souvient la jeune femme.
Les années passent. Les sévices se multiplient. Et pourtant, la jeune femme se souvient avoir toujours, au fond d’elle, une force incommensurable, une envie viscérale de ne pas reproduire ce dans quoi elle a baigné. Elle se le promet : jamais elle ne cherchera à vivre des aides de l’État en essayant de filouter le système. Jamais elle n’accusera les autres de ses échecs. Et toujours elle prendra la responsabilité de sa vie en main. Sur son corps, les tatouages s’accumulent, témoins des différentes périodes de sa vie, sublimées en œuvres d’art. Dans sa chambre, sur YouTube, elle regarde inlassablement les parcours inspirants de ceux, partis de rien, qui réussissent dans les affaires et ont construit une vie de famille équilibrée. À l’image de Kelly Massol, chef d’entreprise, jurée pour l’émission grand public « Qui veut être mon associé » et enfant de l’ASE, comme Joranne. Le regard tourné vers le meilleur et la rage d’y parvenir.
La force d’être mère
À 16 ans, Joranne tombe enceinte à la suite d’une relation sous emprise. Que faire ? Quel avenir offrir à cet enfant ? Difficilement, la seule solution lui apparaît : accoucher sous X et laisser à d’autres le soin d’élever son enfant. Et pourtant, quelques semaines plus tard, voyant son enfant chez ses grands-parents, sollicités par l’ASE, une certitude la tenaille. Elle doit reprendre son enfant, l’éduquer elle-même, trouver des solutions. Elle connaît la débrouille et ce petit être lui donnera encore plus de force pour faire plier la fatalité malheureuse qui lui ouvre les bras.
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La jeune femme se souvient avoir toujours, au fond d’elle, une force incommensurable
Après quelques années à enchaîner les petits boulots, Joranne, par l’entremise d’amis, découvre le monde de l’armée. Une révélation pour celle qui a toujours manqué de cadre et aime profondément son pays. Le servir serait pour elle une façon de se sentir pleinement acceptée. Ni une ni deux, sa décision est prise et elle s’entraîne pour rejoindre une unité du génie de l’armée française à la sélection très difficile. La brigade de sapeurs-pompiers de Paris. Elle jongle entre son travail, ses entraînements et son rôle de mère : « Je voulais avant tout qu’il puisse être fier de moi ! » Elle fera partie des pompiers dépêchés à Notre-Dame de Paris lors de l’incendie. Un moment gravé à jamais dans sa mémoire et la fierté d’avoir pu, à sa mesure, se mobiliser pour son pays.
Se battre pour les autres
Après plusieurs années au sein de ce qu’on appelle familièrement « la Brigade », l’idée d’aider à son tour les enfants démunis et abîmés, les laissés-pour-compte, s’impose. Joranne raccroche son uniforme et devient éducatrice spécialisée. Bien sûr, elle est suivie par un psychologue, bien sûr, certains enfants viennent réveiller des blessures personnelles, mais sa place, ici, pour aider comme elle peut ces petites victimes de maltraitance, guide sa vie. Et au-delà de son quotidien, par son témoignage, elle veut faire bouger les lignes d’un point de vue législatif : « Mon placement n’a pas fait suite aux très nombreux signalements, passés sous silence ; il a été mis en place après l’incarcération de mes parents. Et les services sociaux ne se sont pas préoccupés de la salubrité et de l’équilibre du lieu où j’allais vivre. »
Aujourd’hui, la jeune femme place de grands espoirs dans la proposition de loi portée par la députée Perrine Goulet qui vise à renforcer les contrôles dans les lieux d’accueil de l’ASE, pointant du doigt le manque de moyens criant qui mène à des situations récurrentes : recours massif à l’intérim fragilisant les enfants vulnérables, absence d’accompagnement à l’âge adulte, manque flagrant de suivi des dossiers par manque de temps… Et pourtant, elle le sait, rien n’est figé. Son histoire est celle de milliers d’enfants en France : « Si on y croit, on peut changer les choses ! »
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