On entend souvent que la France a besoin d’immigration pour compenser la baisse de sa population active. C’est une mauvaise solution et pourtant, les études démographiques mettent toutes en lumière les enjeux auxquels nos pays européens, et la France en particulier, commencent à être confrontés par la baisse du nombre d’actifs (France Stratégie, le Conseil d’orientation des retraites, le Financial Times, et même le Medef et la CPME).
LE JDNews. Alors mauvaise solution ou bien unique solution ?
Stanislas de Bentzmann. C’est une mauvaise solution parce que ce dont la France a besoin, c’est de remettre ses chômeurs au travail, moderniser un état hypertrophié en rendant au secteur privé un personnel qualifié et reconvertir les compétences que la révolution de l’intelligence artificielle (IA) va rapidement rendre disponibles. La France regorge de talents, pourquoi aller chercher ailleurs ce que nous avons chez nous ? Le remède envisagé est toujours le même : « Nous perdons des actifs, allons-nous servir ailleurs ». Comme si nous pouvions détourner les talents d’Afrique ou d’ailleurs sans conséquences pour ces pays. Nous avons trois réservoirs de compétences considérables que nous ne voyons pas, ou peut-être que nous n’avons pas la volonté ou le courage de rendre disponibles.
Pourtant, avec un taux à 7 % de chômage nous sommes au plus bas niveau depuis des décennies…
S. de B. C’est un chiffre trompeur. Certes, nos gouvernants se félicitent d’avoir ramené le taux de chômage à environ 7 %, sans d’ailleurs prendre en compte ceux qui ne cherchent plus ou sont sous-employés, mais ce résultat reste bien en deçà des performances de nombreux voisins européens, situés sous les 4 %. L’Allemagne, qui était encore à 3 % il y a 18 mois, les Pays-Bas (3,7 %) ou la Suisse (4,6 %) sont 3 à 4 points en dessous de la France. La France remonte déjà à près de 8 % par les effets combinés du ralentissement économique et de la politique budgétaire 2025. Nous restons les mauvais élèves de l’Europe.
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Pensez-vous réellement qu’il est possible de faire mieux dans le contexte français actuel ?
S. de B. Oui, bien sûr, il faut pouvoir faire mieux. Commençons par engager une refonte de la gestion du chômage et par creuser un écart entre le revenu du travail et celui des indemnités chômage et aides sociales, cela rendra l’assistanat moins attractif. Lorsqu’un métier n’attire personne, c’est souvent une question de rémunération et de conditions de travail. Nous ne pouvons pas continuer à voir le chômage comme une fatalité et être un des seuls pays développés au monde à ne pas pouvoir atteindre le plein emploi. N’inventons pas, reprenons les bonnes idées, celles qui ont fait leur preuve chez nos voisins européens. Cela pourrait passer par des incitations financières alignées sur les besoins des secteurs en pénurie (BTP, santé, restauration, etc.), ainsi que par une meilleure promotion de la reconversion et de la mobilité, ce qu’on fait les Allemands avec les lois Hartz, dans les années 2003/2005, avec la réussite qu’on connaît.
« L’immigration pousse à la baisse les salaires en France »
Vous évoquez l’impact des salaires sur l’attractivité des métiers, mais il y a 30 ans qu’on essaye avec les éboueurs, par exemple, et c’est toujours aussi compliqué… Pouvez-vous m’expliquer ?
G. de B. L’immigration pousse à la baisse les salaires en France. Pour reprendre l’exemple d’un éboueur, le salaire moyen d’un débutant en France est d’environ 1 800 euros brut là où il est à 6 500 euros en Suisse. La macroéconomie nous montre que le niveau de salaire est principalement et directement lié à la productivité des salariés. Si nous voulons remonter le pouvoir d’achat des salariés français, nous devons investir dans leur productivité grâce à la formation et à la technologie et cesser de les mettre en permanence en compétition avec des salariés issue de l’immigration moins formés et donc moins productifs. La productivité des salariés Suisses, qui travaillent 40 heures par semaine jusqu’à 65 ans et qui ont refusé par référendum une cinquième semaine de congés, est emblématique du chemin que nous devons parcourir pour accéder à leur niveau de vie, 50 % plus élevé que le nôtre.
Ce constat est valable pour d’autres secteurs : si nous voulons que des Français occupent les emplois pénuriques, nous devons investir pour renforcer la productivité et pour pouvoir augmenter les salaires. Depuis les années 2000, la productivité française stagne, bien en deçà de celle de pays comme l’Allemagne ou les États-Unis. Nos entreprises peinent à innover, notre État freine les réformes structurelles. Pourtant, l’enjeu est crucial : sans gains de productivité, pas de hausse des salaires, pas de compétitivité, pas de croissance. Quels leviers peuvent permettre aujourd’hui de relancer la machine ?
S. de B. Ces leviers sont encore totalement absents des radars mais ils sont bien en route, que nous le voulions ou non. C’est la reconversion professionnelle massive que l’intelligence artificielle est en train de nous imposer et son impact immense sur la productivité. Il faut dorénavant réfléchir autrement. Au 19e siècle, en poussant les statistiques jusqu’au bout, les experts avaient calculé que dans les villes, le crottin des chevaux de fiacres monterait jusqu’aux premiers étages. Ils n’avaient pas vu la révolution automobile…
L’IA et la robotisation ne sont pas de simples tendances technologiques, mais le début d’une révolution aussi profonde que l’arrivée de l’automobile ou de l’électricité. Elles offrent des gains de productivité inédits qui vont créer une gigantesque richesse, seule capable de financer nos grands défis contemporains : santé, défense, transition écologique etc. Elles bouleversent aussi le marché du travail : ce ne sont plus seulement les emplois peu qualifiés qui sont menacés, mais aussi des professions entières dans le juridique, la finance, l’industrie ou la logistique. La question n’est pas de savoir si nous devons nous adapter, mais à quelle vitesse nous réussirons à le faire.
Selon l’étude McKinsey de 2023, 30 % des tâches actuelles pourraient être automatisées d’ici 2030. Si certains métiers vont disparaître, de nombreux autres vont apparaître pour répondre aux nouveaux besoins. Les gains de productivité vont remettre en disponibilité des personnes à reconvertir vers les secteurs et les métiers en tension, d’où l’absolue nécessité d’un marché du travail flexible. En France, où nous avons environ 30 millions d’actifs à 1 600 h/an, 30 % des heures travaillées donneraient l’équivalent de 9 millions de personnes disponibles sur le marché de l’emploi en 2030. Sous réserve que ces heures puissent être redéployées efficacement dans les secteurs ou les tâches en demande.
C’est difficile d’y croire, avec une échéance aussi brève non ?
G. de B. Pour vous convaincre, même Google et Amazon sont impactés et financent actuellement des programmes de formation massifs pour leurs employés, menacés par l’automatisation. Demain est déjà là, en Europe et en France, les entreprises sont en train de travailler pour s’adapter rapidement à cette révolution sous la pression intense de leurs concurrents américains et asiatiques. La France peut transformer ce risque en une opportunité économique.
Vous mentionniez un État hypertrophié. Quel est le rapport avec notre problème de démographie et de diminution de notre population active ?
G. de B. En équivalent temps plein, la France a 6,13 millions de fonctionnaires, contre 4,5 millions en Allemagne et 2,64 millions au Royaume-Uni, alors que ces pays ont des populations et un PIB comparables ou même plus importants. Cela signifie qu’un nombre considérable de travailleurs qualifiés sont employés dans des tâches administratives, au lieu d’être dans l’économie privée.
Si nous réduisions l’écart avec ces pays voisins de seulement la moitié, nous pourrions réallouer un million de travailleurs qualifiés vers le privé. Vaste programme. Vous insistez aussi sur la formation comme essentielle pour relancer l’emploi en France. Pourquoi ?
G. de B. Le rapport sur la compétitivité de l’Union européenne, rédigé par Mario Draghi en septembre 2024, est sans équivoque. Il met en avant trois priorités : combler notre retard technologique, renforcer notre compétitivité tout en décarbonant notre économie et réduire nos dépendances stratégiques, notamment technologiques.
Ces priorités convergent vers un enjeu clé : investir massivement dans la formation et la transformation des compétences. Le premier gouvernement d’Emmanuel Macron avait vu juste avec le plan PIC (plan d’investissement dans les compétences). Lancé en 2018, il visait à former 2 millions de personnes. La vision était bonne, nous en avions les moyens, la mise en œuvre par l’État, complètement technocratique. C’est un fiasco à 15 milliards, mis en lumière par un rapport de la Cour des comptes de janvier 2025. Il y a trop de bénéficiaires du PIC qui ne trouvent pas d’emplois stables, trop peu d’indicateurs de mesures pour s’en rendre compte, des formations qui ne correspondent pas aux besoins des entreprises, un manque de coordination avec les secteurs en tension, une gestion bureaucratique. Ce levier majeur contre le chômage était pertinent, mais sa mise en œuvre par l’État est un échec. La réalité est têtue : à la fin, ce n’est pas l’État qui embauche mais des employeurs, des entreprises, des PME, des artisans. C’est en permettant aux employeurs de définir leurs besoins, de sélectionner les candidats qui ont l’appétence pour le métier visé, de sélectionner et aussi d’évaluer les formations adéquates, qu’on a les meilleures chances de garantir des emplois pérennes.
C’est un chantier qui doit être mené sur le terrain, régionalement, bassin d’emploi par bassin d’emploi, chacun ayant sa logique, ses employeurs, son rythme. Tout cela ne peut se faire qu’en répondant à un véritable besoin du marché. L’État n’a jamais créé d’emploi dans le secteur privé, même si malheureusement il le croit encore, ou veut le faire croire. Il doit donner le bon cadre qui permet aux entreprises de se développer, mais pour ce qui est de créer des emplois stables, c’est le marché seul qui peut répondre et les entreprises sont organisées pour cela. C’est vital pour elles, pour personne d’autre. Nous avons expérimenté cette méthode à notre petite échelle sectorielle (le secteur du numérique) pendant dix ans chez Numeum (ex-Syntec Numérique), ça marche depuis dix ans. Beaucoup d’autres secteurs ont aussi pris des initiatives allant dans ce sens. Celui de Numeum qui s’appelle Numeric’Emploi est tellement efficace qu’il est maintenant relayé par France Travail à l’échelle nationale.
« En France, mais plus largement en Europe continentale, restructurer une entreprise est un cauchemar »
Vous venez de dire qu’un de nos enjeux sera alors d’être capable de déployer efficacement les compétences issues de ces différents réservoirs, vers les entreprises et les secteurs en pénurie. Ça semble être un challenge que nous n’avons pas encore craqué. Comment expliquez-vous que la France ait tant de mal à adapter son marché du travail aux réalités économiques ?
S. de B. En France, mais plus largement en Europe continentale, restructurer une entreprise est un cauchemar administratif et politique. Aux États-Unis, quand les dirigeants de Meta réalisent qu’ils se trompent de bataille, que le metaverse n’est pas l’eldorado qu’ils croyaient, ils licencient 20 000 salariés entre novembre 2022 et mars 2023, et embauchent dans la foulée près de 10 000 compétences adaptées à la bataille de l’IA, à côté de laquelle Meta était passé jusque-là. En France, quand en 2025 la fonderie de Bretagne (FDB), cédée deux ans avant par Renault à la société allemande Callista, est près du dépôt de bilan, on impose à Renault de réinvestir dans une usine qui visiblement n’à plus d’avenir, et de reprendre les équipes pour une productivité pratiquement nulle. Comment investir dans un projet sans aucun avenir !
Mais alors, selon vous c’est une question de culture bien française, ou plus prosaïquement de réglementation ?
S. de B. Non ce n’est pas une fatalité ou une question de culture. Pour pouvoir réussir ces transitions, il faut avoir le courage de faire évoluer des lignes qui semblent impossibles à bouger aujourd’hui. Avec notre réglementation actuelle, partout en Europe, le redéploiement des compétences sera quasiment impossible, ou se fera au mieux dans de très petites proportions et très lentement. C’est le grand frein à l’innovation et à la prise de risque dont souffre l’Europe dans son ensemble. C’est au fond le constat du rapport Draghi, et le mal décrit par l’étude de Yann Coatanlem dans sa tribune du Monde (février 2025). Il analyse les obstacles à l’innovation en Europe en soulignant que le principal frein réside dans un droit du travail très « anti-schumpeterien » qui protège davantage l’emploi que le travailleur.
Ces rigidités rendent la restructuration des entreprises coûteuse et entrave leur capacité à prendre des risques. On est abasourdi par la réactivité et la capacité à prendre des risques sur les marchés américains et de manière générale dans le monde, ailleurs qu’en Europe. Ne nous étonnons pas si nous n’avons pas de Gafam européens. Le retard de la France et de l’Europe dans les secteurs du cloud et des nouvelles technologies, et nos tentatives pour rebondir, doivent s’analyser au regard de ces rigidités. Sinon, nous continuerons à glisser sur le toboggan du déclassement. On peut comprendre que les groupes européens soient tentés d’aller innover dans des filiales plus agiles, ailleurs qu’en Europe.
Pensez-vous que l’état de la France actuelle puisse supporter ces transformations ? Quels leviers voyez-vous pour y parvenir ?
S. de B. Une société où une partie de la population est au chômage ou en situation de précarité pendant qu’on importe de la main d’œuvre étrangère est une société qui se fracture. Milton Friedman disait qu’« une société stable et démocratique est impossible sans un degré minimum d’instruction et une large acceptation de valeurs communes ». Aujourd’hui, nous avons un problème sur ces deux fronts. Regardez le cas du Danemark et de la Suède, ils illustrent bien cette réalité. Le Danemark a drastiquement limité l’immigration et a misé sur un système éducatif avancé et cela fonctionne. La Suède, qui a fait le choix inverse avec une immigration massive mal intégrée, est aujourd’hui confrontée à une explosion de la criminalité et des tensions identitaires.
En France, nous devons impérativement investir dans la formation, l’insertion et la compétitivité de nos travailleurs. C’est la seule voie pour garantir la cohésion sociale et une économie prospère. En résumé, vous dites que la France a tout pour réussir, à condition de faire les bons choix ? Quels sont selon vous les choix prioritaires pour remettre notre pays sur le chemin de la prospérité ?
S. de B. Nous avons tout pour réussir. Mais pas avec un pays qui taxe, interdit et freine au lieu d’investir, d’innover et de récompenser le travail. L’avenir appartient aux audacieux. Le rebond de la France passe par la baisse de la bureaucratie, la revalorisation du travail, la stimulation de l’investissement productif, la formation massive, une imposition plus légère qui permet la prise de risque et soutient l’innovation. C’est ainsi que nous retrouverons une économie forte, une société sereine, confiante et l’optimisme. Et comme l’a affirmé Karl Popper, « l’optimisme est un devoir moral », une invitation à agir concrètement pour un avenir meilleur.
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