Si les Européens ne peuvent plus compter sur la garantie de la dissuasion américaine, la France s’est dite prête à assumer le rôle de porteur du parapluie nucléaire. Lors de sa visite au Portugal du 28 février dernier, Emmanuel Macron a renouvelé sa proposition de dialogue stratégique avec ses partenaires européens sur l’extension de la dissuasion française. Il s’agit pour l’Europe, selon le chef des armées françaises, d’« avancer vers une plus grande autonomie et des capacités de dissuasion » proprement européennes.
Une idée susceptible de rehausser le blason de la puissance française sur le continent, mais qui a mis le feu aux poudres au sein de l’opposition française. Beaucoup fustigent ce choix : pour Marine Le Pen, la dissuasion nucléaire doit rester « française » et il n’est pas question de « la partager », « encore moins (de) la déléguer ». De manière générale, le leader insoumis Jean-Luc Mélenchon appelle à faire obstacle à l’Europe de la défense, qui « n’est pas la priorité » face au changement climatique.
Début mars, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a apporté des précisions, assurant que la dissuasion nucléaire « restera » française « de la conception (à) la production de nos armes, jusqu’à leur mise en œuvre sur décision du président de la République ». Il y a donc un distinguo à opérer entre une dissuasion européenne mutualisée et une dissuasion nucléaire française étendue à l’Europe. C’est cette seconde option qui avait reçu l’assentiment du général de Gaulle en 1963, lors de la signature du traité de l’Élysée, scellant la réconciliation franco-allemande.
De Gaulle : face au poids de l’histoire, l’arme de l’indépendance nationale
Chez de Gaulle, la volonté de se doter de l’arme nucléaire est indissociable de la quête d’indépendance nationale. La bombe française avait son impératif : celui de laver l’affront subi lors de la débâcle de mai 1940. C’est là que le programme nucléaire français trouve son origine : dans le traumatisme de la défaite de l’armée française face à l’assaut de la Wehrmacht. L’humiliation subie à Suez en 1956, où la France fut éconduite par la puissance américaine (aux côtés du Royaume-Uni) à la suite de la menace atomique brandie par l’Union soviétique, accentuera plus encore la volonté française d’acquérir à son tour l’arme atomique pour ne dépendre que d’elle-même. La possession du feu nucléaire apparaissant comme le moyen le plus sûr pour la France de se reconstruire et de se doter d’une défense nationale crédible aux yeux de l’Europe et du monde.
« Assurance-vie de la nation » et gage de respectabilité, elle propulsa la France parmi les puissances qui comptent, aux côtés des États-Unis et de l’URSS, tout en garantissant la sanctuarisation du territoire national. C’est ce que le général Pierre Marie Gallois nommait la dissuasion du « faible au fort par le pouvoir égalisateur de l’atome ». Un État doté du feu nucléaire, quelle que soit sa taille, sa démographie, son poids économique ou diplomatique, est une puissance dont il faut tenir compte – en témoigne, aujourd’hui, l’exemple de la Corée du Nord.
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La doctrine française « chimiquement pure », ainsi que le qualifiait le diplomate Nicolas Roche, se veut exclusivement défensive : elle repose sur une capacité de « stricte suffisance ». Il s’agit de réserver l’emploi de l’arme nucléaire à un strict rôle de riposte (massive) en cas d’agression du territoire national ou des intérêts vitaux français.
C’est justement cette notion d’intérêts vitaux, plus exactement le flou autour de ce qu’ils recouvrent, qui permet à la France de s’aventurer au-delà de la protection de son pré carré national. Cette ambiguïté stratégique autour des intérêts vitaux, que Philippe de Villiers évoque dans le JDNews (« le silence comme facteur d’incertitude »), est au cœur de la dissuasion nucléaire française. C’est précisément le fait de ne pas dire ouvertement jusqu’où ceux-ci s’arrêtent qui participe au renforcement de notre dissuasion.
Or, dès les années 1960, une dimension européenne est apportée à la doctrine nucléaire française. En 1964, le général de Gaulle jugeait que la France n’était pas une puissance isolée, qu’elle devait « se sentir menacée dès que les territoires de l’Allemagne fédérale et du Benelux seraient violés ». Une formule consignée quelques années plus tard dans le Livre blanc sur la défense de 1972 : « La France vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières […] L’Europe occidentale ne peut donc dans son ensemble manquer de bénéficier, indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur stable et déterminant de la sécurité en Europe. » peut-on lire. C’est en somme l’énonciation de la dimension européenne de la dissuasion française. L’arme nucléaire française possède donc en vérité, et ce dès l’origine, une ouverture vers l’Europe, sans volonté de brader la souveraineté nationale.
Emmanuel Macron : une dissuasion autonome pour protéger l’Europe
« Nos intérêts vitaux comportent une dimension européenne ». Cette affirmation du président Macron, martelée par le ministre des Armées Sébastien Lecornu, semble donc reprendre le narratif gaullien, dont l’ambition était de faire de la dissuasion française le fer de lance de la sécurité collective européenne.
Pour Olivier Zajec, professeur des universités en science politique à l’université Jean Moulin Lyon III, où il dirige l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD), cette proposition française devrait recevoir un écho tout particulier au regard du contexte stratégique incertain dans lequel l’Europe est plongée depuis la guerre en Ukraine. L’architecture sécuritaire européenne, brinquebalante, se trouve en outre bouleversée par le désengagement américain annoncé par l’administration Trump. Les pays européens, « après avoir passé des années à traiter par le mépris le concept français d’autonomie stratégique, découvrent tout à coup qu’ils sont […] absolument dépendants d’une puissance extérieure au continent européen […], de plus en plus divisée par des polarisations culturelles gravissimes (et) dont les orientations de politique étrangère peuvent changer radicalement tous les quatre ans », relève Olivier Zajec.
Pour Paris, l’occasion est donc « tentante » de vouloir arrimer la défense européenne, jusqu’alors prise en charge par le parapluie nucléaire américain, à la dissuasion française.La fragilisation de l’OTAN donne d’ailleurs du crédit à la position historique de la France. Pour autant, c’est la dissuasion nucléaire américaine qui possède « le plus pleinement une dimension explicite de “parapluie” collectif », écrivait Olivier Zajec, dans un article paru l’an dernier dans la revue Défense et Sécurité internationale. « À condition de croire que Washington risquera New York pour sauver Varsovie »,précisait-il. Tout dépend donc de la confiance que les pays européens accordent à l’allié américain.
Au-delà du sursaut majeur qu’elle impliquerait pour les nations européennes, la proposition française fait face à un autre défi. La confiance dans une dissuasion « élargie » demeurera toujours moins forte que celle dans la dissuasion purement nationale, car l’arme nucléaire demeure, in fine, l’apanage de la souveraineté nationale. « Dès 1957, Kissinger avait tout dit de ce que cette croyance à la dissuasion “élargie” impliquait en termes d’épaulement entre dissuasion conventionnelle, nucléaire “tactique” et nucléaire stratégique », avance Olivier Zajec. Ainsi, pour l’universitaire, la sécurité des Européens, même garantie par une dissuasion française élargie, pourra difficilement se passer d’une dissuasion conventionnelle crédible des armées européennes. Sur ce dernier point, l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a rappelé aux Européens un vieil adage latin : Si vis pacem, para bellum (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »).
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