Carton plein pour le Luxembourg City Film Festival ! La quinzième édition, qui s’est déroulée du 6 au 16 mars, a attiré plus de 21 000 spectateurs dans les salles obscures, grâce à sa programmation riche et éclectique, avec parmi les temps forts la venue du cinéaste espagnol Alejandro Amenabar (Les Autres) et de l’acteur britannique Tim Roth (Pulp Fiction).
Le jury de la compétition des longs métrages était présidé par le réalisateur et scénariste iranien Mohammad Rasoulof (Les Graines du figuier sauvage), qui a décerné son Grand Prix samedi soir à The New Year that never came, du Roumain Bogdan Muresanu, avec une mention spéciale à The Village next to paradise, du Somalien Mo Harawe. La veille, il accordait un entretien au JDD pour revenir sur une année mouvementée, de son exil volontaire pour rejoindre le Festival de Cannes, où il a gagné le prix spécial du jury, à son installation à Hambourg, en Allemagne, où habite sa fille Baran, 24 ans, étudiante en médecine.
Le JDD. Comment allez-vous ?
Mohammad Rasoulof. Pour être complètement honnête avec vous, si je m’écoutais, je partirais à l’aéroport pour prendre le premier vol pour Téhéran. J’ai l’impression d’avoir un élastique dans le dos : il me tire vers l’Iran, mais je résiste en me disant que je dois attendre et être patient, m’occuper pour éviter de cogiter. Si je rentrais, je serais envoyé directement en prison et ce n’est pas une idée très plaisante. Je sais qu’il s’agirait d’une mauvaise décision, alors je combats cette pulsion de toutes mes forces.
L’esprit humain nous joue des tours, on a tendance à oublier le pire pour se concentrer sur le meilleur. Quand je songe à toutes les choses et toutes les personnes que j’aime en Iran et que j’ai envie de retrouver, l’autre partie de mon cerveau vient me rappeler l’envers de la médaille. Cela ressemble à une addiction, on a besoin de se piquer de temps en temps. (Rires) L’attraction existe toujours…
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Depuis votre prix spécial du jury au Festival de Cannes en 2024, vous avez sillonné le monde avec Les Graines du figuier sauvage, nommé au César et à l’Oscar du meilleur film étranger. Comment s’est passée cette odyssée, de Paris à Los Angeles ?
Cela a été une année intéressante et inspirante grâce à tous ces voyages et toutes ces rencontres. J’ai aussi participé à des projections et vu comment le public réagissait face à mon histoire. Les conversations qui se déroulaient après me passionnaient et m’enrichissaient. C’est dangereux car j’ai l’impression que mes batteries sont complètement rechargées, je suis regonflé à bloc donc je peux retourner en prison pour quelques années ! (Rires) Je suis conscient que mes émotions sont en train de me tromper. Mais sérieux quand je vous affirme que je ressens ce manque comme un amour malade ou une drogue dont je suis dépendant, cela me trouble très profondément. Je me demande à quel point il est possible d’être aliéné par un attachement, une appartenance.
Vous avez été accueilli partout comme un héros ?
Je ne suis qu’un cinéaste ordinaire. J’ai beaucoup appris au contact des autres. J’adore Ken Loach, je vénère Moi, Daniel Blake (2016), alors imaginez mon bonheur de découvrir son scénariste Paul Laverty dans le jury du Luxembourg City Film Festival que je préside ! Discuter avec lui, quel plus beau cadeau pouvais-je recevoir ? Je suis aussi allé à un festival de cinéma à Kiev, en Ukraine. C’est une expérience très étrange que d’assister à des séances alors qu’on entendait les sirènes résonner en ville et qu’on voyait passer des drones tous les soirs, en plus iraniens… Je précisais à chaque fois qu’ils ne représentaient pas le peuple, mais la République islamique.
Et comment avez-vous appréhendé le rêve hollywoodien ?
[Il grimace] Le tapis rouge des Oscars, voilà le pire de tout ce que j’ai vécu ! Je suis vraiment l’homme le moins mondain qui soit. Tout ce dont j’ai envie, c’est de prendre une paire de ciseaux et de découper mon costume en plusieurs morceaux. (Rires) Déjà j’ai du mal à porter une montre ou une bague, alors vous imaginez tout cet attirail, le smoking et le nœud papillon ! Je me sentais engoncé, une sensation insupportable. Je n’ai pas fait de selfie avec les vedettes, pas mon genre. L’objectif de ce genre de cérémonie est d’attirer l’attention sur le cinéma. Le devoir d’un réalisateur consiste à accompagner son film et le présenter partout dans le monde pour qu’il rencontre le plus grand nombre, donc je m’y plie. Mais j’appartiens à une génération qui envisage le septième art autrement, j’ai grandi en admirant Abbas Kiarostami et sa poésie pure, loin des paillettes.
« Si je m’écoutais, je partirais à l’aéroport pour prendre le premier vol pour Téhéran »
À notre époque, si on veut qu’un long métrage marche, il faut participer à des événements qui ne sont pas dans notre nature. Je pourrais refuser ou ne plus m’y soumettre à l’avenir, je n’en sais rien. J’ai constaté un appétit pour Les Graines du figuier sauvage, mais je l’avais tourné dans l’optique de me rapprocher des spectateurs, de ne pas les perdre. Le contexte mondial est en train de modifier notre façon de nous exprimer. On doit être aux aguets de ce qui se passe, ne pas rester le nez dans le guidon à poursuivre ses propres lubies.
Maintenant que vous êtes installé à Hambourg, en Allemagne, vous envisagez de tourner en Europe ?
Bien sûr, je suis là pour continuer mon activité. J’ai reçu plusieurs propositions, je dois juste choisir maintenant. Mon producteur français Jean-Christophe Simon est aussi mon associé, il a joué un rôle important dans la distribution de mon film Les Graines du figuier sauvage, le parcours qu’il a effectué. Un beau voyage qu’on a envie de poursuivre ensemble. À ce jour, j’ai réalisé huit longs métrages et cinq étaient au Festival de Cannes, avec lequel j’entretiens un lien très fort. La France appartient à mon passé mais aussi à mon futur. Le cinéma français reste une grande inspiration. Je me vois bien travailler chez vous, mais il faut d’abord avoir une bonne idée. Tout est possible. Mais je pense que cela va se produire, oui. Un de mes projets est un triptyque et une des parties a lieu en France. J’ai écrit ce scénario il y a trois ans, en lien à la fois avec l’Iran et l’Europe. Si ma prochaine histoire m’impose de retourner en Iran, alors je trouverai le moyen d’y parvenir. Vous savez, dans la vie on est toujours confronté à des impasses, ma démarche consiste à les contourner. En général, on fait le mur !
Vous avez du courage d’avoir choisi l’exil…
Je ne me définis pas comme ça. Je suis tout simplement un réalisateur, sauf que mes idées énervent le gouvernement de mon pays. Je manque de souplesse pour m’y assujettir et je le vois ni comme un avantage ni comme un défaut. J’admets que je ne supporte pas ces restrictions, d’autres gens les ont acceptées et ont fait des œuvres honorables. Ils ont ce mérite, pas moi. Je lutte pour être moi-même, c’est le plus grand combat dans un régime totalitaire. Voilà ma conviction. Pour moi, il ne s’agit pas d’une marque de bravoure, mais d’un choix personnel. Je ne pense pas qu’un cinéaste a le devoir d’être engagé.
Chacun a son chemin dans la vie, j’ai entrepris celui-là. Si je n’étais pas allé en prison auparavant, je n’aurais pas pu raconter ce qui se déroule à l’intérieur ou comprendre le mode de fonctionnement des individus qui travaillent pour les services de renseignement. Mon expérience nourrit ma création. Je transforme tout ce qui m’est arrivé en films, ce que je considère comme positif si on considère les choses sur un plan individuel, pas sociétal. Et si je n’avais pas été en cellule, je n’aurais pas pu quitter l’Iran car j’y ai rencontré des passeurs sérieux, de confiance. Sans eux, cela aurait été impossible de sortir du pays. Il y a du bon partout.
Vous êtes-vous débarrassé de la peur ?
Je pense que notre passé ne nous quitte jamais. On essaie de se débarrasser de certaines choses, mais on n’y parvient pas toujours. La peur est naturelle, mais ce qui compte c’est ce qu’on en fait. Elle alimente mon œuvre. Voilà la dimension cathartique et thérapeutique de l’art. Aujourd’hui, avec les actrices du film, qui se sont aussi installées en Allemagne, on travaille sur une pièce de théâtre. Après, pour ma part, plus de trente ans d’absence des planches. Je suis peut-être idiot de m’aventurer de nouveau sur ce terrain !
« Je lutte pour être moi-même, c’est le plus grand combat dans un régime totalitaire »
En tant que président du jury, quels sont vos critères pour récompenser un film ?
Ma seule fonction est de diriger la séance durant laquelle le jury va débattre. Pourquoi tel candidat mérite l’attention ? Je ne crois pas que le choix d’un long métrage signifie que les autres ne sont pas bons ou qu’il est supérieur, jamais. Il a juste attiré l’attention d’un groupe de personnes car, si on change les membres, on n’aura pas du tout le même résultat ! C’est beau et joyeux de réunir des gens d’horizons différents pour confronter les points de vue. On se sent plus proche d’une histoire en fonction de sa propre expérience de vie. On essaie de partager son regard avec les collègues et finalement on tranche, mais cela n’a rien de définitif et n’est surtout pas une valeur absolue.
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