En écho à l’initiative américaine Stand Up For Science, les villes universitaires de France entendaient dénoncer, vendredi 7 mars, les conséquences du « trumpisme » sur le débat intellectuel et le monde de la recherche. Au Collège de France, Patrick Boucheron a ouvert cette journée d’action en dénonçant une « partie importante de l’espace médiatique saturée par des entrepreneurs d’approximations et d’inexactitudes, qui disent que ceux qui nous menacent aujourd’hui, c’est l’islamo-gauchisme, c’est le wokisme… » Il a ajouté : « Pardon, mais allumez votre télévision ! Là, on est entre nous… Mais on trouve aussi quelques idiots utiles dans l’Université. Il y a des livres qui continuent de paraître. Il y en a un chez PUF qui s’appelle Face à l’obscurantisme woke. Aujourd’hui. Aux PUF ! Aux PUF ! » comme l’a révélé Le Figaro. Il n’a fallu que quelques jours après cette déclaration pour que les éditions PUF annulent la publication prévue le 9 avril dudit livre collectif, dirigé par les universitaires Pierre Vermeren, Emmanuelle Hénin et Xavier-Laurent Salvador.
Les codirecteurs ont donc appris par voie de presse, via Libération et Le Nouvel Obs, la « suspension de publication » de leur ouvrage, avant de recevoir un courriel de leur éditeur, Paul Garapon, leur expliquant sommairement les raisons de ce revirement. Pourtant commanditaire du projet de livre il y a trois ans, il indique un « contexte défavorable à sa publication », arguant des « tensions idéologiques du moment ». Contacté par le JDD, celui-ci n’a pour l’heure pas répondu à nos sollicitations.
Si les codirecteurs du livre reconnaissent un titre « polémique » et « choc », ils défendent le caractère « scientifique de l’ouvrage, qui a toute sa place chez les PUF ». L’essai, réunissant 26 auteurs de tous horizons, de tous champs disciplinaires et aux opinions politiques diverses, a pour objectif de montrer comment l’idéologie intersectionnelle s’infiltre dans l’ensemble des sciences sociales comme des sciences dites dures. Dans l’article de Libération, on peut lire : « À l’origine très contestable, la thèse du livre perd plus encore en crédibilité depuis que Trump s’est lancé dans une offensive obscurantiste contre la recherche américaine, lui aussi au nom de l’anti-wokisme. »
Une véritable mise à l’Index
Résumons : pour dénoncer l’interdiction de l’emploi de certains mots dans les articles scientifiques par l’administration Trump, le journal Libération promeut l’interdiction d’un ouvrage universitaire, sans l’avoir lu, se fondant sur son simple titre. Autrement dit, il faudrait procéder à une censure au nom de la lutte contre la censure. Cela constitue une « véritable mise à l’Index », s’insurge Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, qui dénonce « une campagne et une interdiction politiques qui ne regardent pas dans le détail mais procèdent de manière arbitraire à des amalgames grossiers ».
Si aucun des chercheurs n’a de lien avec le 47e président américain, « ce raisonnement conséquentialiste et bêtement électoral révèle l’ampleur de notre américanisation. Les résultats électoraux américains décident des sujets dicibles ou indicibles du débat intellectuel français », pointe l’essayiste Pierre Valentin, auteur d’un chapitre du livre sur les rapports entre le libéralisme et l’idéologie woke. Selon Pierre Vermeren, « il est particulièrement malvenu de pratiquer la censure dans des pays libres à l’heure où l’Algérie enferme des écrivains comme Boualem Sansal. Cette tendance est cruelle pour les chercheurs du Sud qui vivent dans des pays sans idéologie mais purement autoritaires ».
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Depuis le succès retentissant de son Histoire mondiale de la France, parue en 2017 et vendue à plus de 100 000 exemplaires, et grâce à l’autorité que lui confère sa chaire de professeur au Collège de France, Patrick Boucheron semble pouvoir faire la pluie et le beau temps sur le monde académique. « Il s’appuie sur sa position au Collège de France et sur sa proximité avec le pouvoir pour s’octroyer un magistère moral et idéologique », assure Emmanuelle Hénin, professeur de littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne.
Qui décide des sujets autorisés dans le débat intellectuel ?
Une première condamnation s’était d’ailleurs déjà abattue sur le livre. La démographe Michèle Tribalat discutait, dans un chapitre, de la scientificité des thèses de François Héran, sociologue et titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France. Ce chapitre a été supprimé en amont par l’éditeur. Pour sauver l’ouvrage, les codirecteurs s’y sont résolus et ont décidé de dédier ce livre à toutes les victimes de la censure, sans savoir alors qu’ils se le dédiaient à eux-mêmes.
Lutter ou faire publier le livre ailleurs, les avis sont divisés
Se pose enfin la question de la liberté des universitaires à embrasser librement leurs sujets de recherche. Car c’est aussi l’utilisation du terme « woke » qui hérisse ces maîtres censeurs du Collège de France. Selon eux, cette terminologie ne relèverait pas du vocabulaire universitaire, ne renvoyant à aucune définition scientifique. Pourquoi le terme « patriarcat » serait-il, quant à lui, pertinent ? Qui décide des sujets autorisés dans le débat intellectuel ? Cette terminologie a pourtant déjà été définie par Jean- François Braunstein dans La Religion woke (Grasset) ou encore par Pierre Valentin, dans Comprendre la révolution woke (Gallimard). Selon le jeune chercheur en sciences politiques, « le mot “woke” est d’abord une auto-revendication, qui est portée notamment par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis ». Il s’agit, précise-t-il, d’une « idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui ont pour but d’inférioriser la figure de l’Autre, c’est-à-dire la figure de la “minorité” sous toutes ses formes. Elle instille alors la culpabilité chez les dominants et le ressentiment chez les dominés. Elle est portée par une catégorie sociale de jeunes surdiplômés des grandes métropoles au capital culturel élevé ».
Deux possibilités s’offrent désormais aux auteurs de Face à l’obscurantisme woke : tenir face à la censure et parvenir à faire éditer aux PUF le livre polémique ou accepter l’offre d’une autre maison d’édition. Les contributeurs de l’ouvrage sont divisés. Si une minorité pense qu’il ne faut rien céder aux militants, la majorité considère que la maison d’édition s’est déshonorée une fois pour toutes en cédant aussi rapidement à la pression des cercles autorisés. La promotion, elle, est déjà assurée.

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