Une chambre d’hôpital, quelque part dans la banlieue de Koursk. Les hommes sont assis sur leur lit. Certains portent encore leur treillis. Ils ont le teint noir et jaune des mineurs de fond d’autrefois. Mais leur sourire fatigué trahit aussi la fierté d’avoir réalisé quelque chose qui sort de l’ordinaire. Ils reviennent de l’enfer, en effet. Un mètre quarante. C’était le diamètre du gazoduc qu’ils ont emprunté le samedi 8 mars au matin, parcourant, le dos courbé, dans les vapeurs de gaz, près de 12 kilomètres pour finir par déboucher sur l’arrière des Ukrainiens et prendre leur ennemi par surprise. L’opération a été baptisée « Potok », qui signifie le « flot » en russe. Ce nom trahirait presque une forme d’humour. Car de flot, il n’y avait point justement, hormis celui des soldats qui avançaient.
Le pipeline Urengoy-Pomary-Uzhgorod acheminait en effet le gaz depuis la Russie jusqu’à l’Union européenne. Le 1er janvier dernier, le président Zelensky décida de ne pas renouveler le contrat. Donc le gazoduc était vide. Son utilisation pour s’infiltrer à l’arrière des positions ukrainiennes sonnerait presque comme la revanche de Nord Stream, autre pipeline russe célèbre dont le plasticage sous la mer au début de la guerre priva les Allemands de gaz bon marché. Les Ukrainiens ont affirmé avoir repéré l’avancée des Russes dans le pipeline et en avoir tué un bon nombre. C’est peut-être la vérité, mais cela n’a pas suffi. Ceux qui en sont sortis vivants ont créé la panique, en déstabilisant le cœur du dispositif à Soudja, le QG des Ukrainiens à Koursk. Dans le même temps, une série d’attaques concentriques autour du saillant aura permis au bout de trois jours de combats de réduire la présence ukrainienne en Russie à 200 km² à peine, avec une grande partie des troupes désormais encerclées.
Cette déroute, atténuée par de timides progrès des Ukrainiens sur les fronts du Donbass, des consolidations plus que des avancées, tombe à un bien mauvais moment. À Djeddah en effet, sous les bons auspices des Américains qui leur ont gentiment mais fermement tordu le bras pour les contraindre à s’asseoir à la table des négociations, les Ukrainiens ont accepté un cessez-le-feu de trente jours sur l’ensemble du front.
Poutine en tenue de combat
À ce moment, alors que l’encre vient à peine de sécher sur le document et que tous les yeux se tournent vers Moscou pour attendre la réponse russe, voilà que Vladimir Poutine apparaît en tenue de combat. Même à l’époque de la Tchétchénie, au moment où il promettait de traquer les terroristes « jusque dans les chiottes », personne ne l’avait vu en camouflage de la tête aux pieds. Il a choisi le front de Koursk et la compagnie de Valeri Guerassimov, son chef d’état-major, pour se montrer. Poutine sur le front, c’est une première. À côté, Zelensky est un habitué, pas toujours heureux d’ailleurs, car tant à Bakhmout qu’à Avdiivka, sa présence en première ligne s’est souvent soldée par la perte de la ville peu après.
Le cessez-le-feu signé à Djeddah, chacun cherchait à scruter dans les dispositions des Russes. « La balle de la paix est dans leur camp », avait prévenu le secrétaire d’État américain Marco Rubio. Les Américains n’avaient imposé aucune limite de temps aux Russes pour répondre. Ce n’était pas comme avec le Hamas. « Si samedi à 12 heures tous les otages n’ont pas été libérés, le feu de l’enfer s’abattra sur vous ! » avait menacé Trump. Cette fois-ci, le président américain a parlé d’un entretien téléphonique avec Poutine. Celui-ci aurait dû avoir lieu mercredi. Le Kremlin a répondu jeudi, histoire de montrer que c’est lui qui a la main sur l’agenda et surtout que rien ne presse. Et la réponse est « niet ! ». C’est Yuri Ushakov, le conseiller en politique étrangère de Poutine qui l’affirme, expliquant que la Russie n’y voit « rien d’autre qu’un répit pour l’armée ukrainienne pour se reconstituer et recommencer le combat ».
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Les Américains sont allés loin pour montrer leur bonne volonté
On aurait pu s’en douter. Poutine, en tenue de combat, cela voulait dire : « C’est moi qui décide. » Juste avant, Sergueï Lavrov, son fidèle ministre des Affaires étrangères, avait donné le ton, refusant de voir des troupes européennes assurer la sécurité de l’Ukraine. Poutine a aussi le verbe mauvais. « La Russie entend traiter les soldats ukrainiens capturés à Koursk comme des terroristes », dit-il avant de préciser que, pour les mercenaires étrangers, les Conventions de Genève ne s’appliqueront pas. Pas vraiment le langage de quelqu’un prêt à apposer sa signature sur le texte d’un cessez-le-feu. Il faut dire que le timing n’est pas le bon pour arrêter la guerre. La fin de la présence ukrainienne en Russie approche. Celle-ci représentait une carte pour Zelensky. L’opération de Koursk, rare symbole d’une guerre de mouvement audacieuse au cœur d’un conflit d’attrition où les lignes bougent peu, n’aura été qu’un coup de com. Les Russes l’ont retourné à leur avantage, mettant en avant la tactique utilisée de leurs soldats dans le pipeline pour incarner leur victoire.
Un nouveau pacte de sécurité
On comprend que Moscou, à qui le sort des armes sourit en ce moment, n’est pas pressé de négocier. Même si la Russie avait des raisons de rejeter l’offre américaine, le cessez-le-feu pouvant permettre à l’Ukraine de souffler et de se réarmer, il est peu probable que Poutine braque Trump alors que le cycle de négociations débute. Dans un scénario à l’israélienne, la Russie pourrait accepter le principe, puis le vider peu à peu de sa substance afin que les hostilités reprennent. Un accord de sa part pourrait aussi signifier que les Américains ont consenti à certaines conditions russes non écrites, comme la levée de sanctions. Il faut reconnaître qu’en supprimant temporairement l’aide à l’Ukraine et surtout le partage du renseignement, les Américains sont allés loin pour montrer leur bonne volonté. Ils savent que la Russie n’est pas hostile au cessez-le-feu, mais à condition qu’il s’inscrive dans un règlement global du conflit sous la forme d’un nouveau pacte de sécurité avec les États-Unis et l’Otan. Tout cela ne se fera pas en un jour…
Moscou cherche donc à gagner du temps. Achever l’opération à Koursk, fortifier son emprise dans le Donbass avant d’accepter de geler le front temporairement. Dernier signal faible des « bonnes » dispositions des Russes, le fait que Dimitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, ait évoqué le 20 avril, jour de la Pâques orthodoxe, pour une entrée en vigueur possible du cessez-le-feu. Le mot de la fin revient au président russe qui jeudi finit par déclarer : « La Russie soutient la trêve en Ukraine, avec quelques réserves. Je remercie le président des États-Unis pour l’attention portée à ce conflit. Un arrêt des combats doit amener à une paix durable ». Bien des choses restent à définir donc, mais qu’on le veuille ou non, la paix avance et c’est à Trump qu’on le doit.
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