Les zélateurs de la liberté d’expression aiment rappeler, avec une régularité métronomique, leur peu d’entrain à s’appliquer leur propre principe. En faisant pression sur les éditions des Presses universitaires de France, l’historien Patrick Boucheron a ainsi obtenu le retrait d’un ouvrage universitaire au moment même où il prêchait sur les menaces qui pèseraient sur la liberté d’expression aux États-Unis. Cette hypocrisie n’est pas neuve. En leur temps, Diderot et Voltaire contredisaient régulièrement leur vertu affichée pour réduire au silence des écrivains qui leur étaient hostiles.
L’ouvrage censuré, Face à l’obscurantisme woke, a le tort, selon le pontife du Collège de France, d’examiner les ravages du wokisme. Comme dans une sorte de prophétie autoréalisatrice, les auteurs de l’ouvrage sont eux-mêmes victimes du travers qu’ils entendaient mettre en lumière. De manière plus générale, Patrick Boucheron n’aime pas l’« histoire (…) qu’exaltent les apôtres des grandeurs de la France ». Toute entreprise éditoriale qui n’irait pas le sens déconstruit de l’Histoire est voué à un autodafé moderne au mépris de la discussion indispensable à la réflexion scientifique.
« Son » Histoire mondiale de la France lui offre l’occasion de prendre la lumière en flétrissant le récit national par une histoire de France métavers
Spécialiste du villes italiennes du Moyen-âge, Patrick Boucheron sert désormais un projet politique parfaitement assumé. Son engagement à gauche en faveur du Nouveau Front populaire ou au sein du Théâtre de la Concorde, « rempart contre l’obscurantisme » créé à l’initiative d’Anne Hidalgo ont jeté une lumière soudaine sur une carrière brillante mais très académique.
Son élection au Collège de France lui offre un poste prestigieux qu’il convertit en tribune politique. Entre luttes contre les « violences » policières et défense des causes antiracistes, écologistes ou féministes, il est de tous les combats. Grisé par sa chaire, Patrick Boucheron se transforme, selon nombre de ses collègues, en mandarin. Il tisse autour de lui une toile d’affidés dévoués qui lui doivent postes et publications. Sanjay Subrahmanyam, autre professeur au Collège de France, le dépeint en « petit caïd ». De Radio France à Arte, il sature l’espace médiatique sans toujours convaincre. Révolté autoproclamé, il n’a aucune peine à frayer avec des grandes marques de luxe pour de lucratifs contrats éditoriaux.
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En 2017, « son » Histoire mondiale de la France lui offre l’occasion de prendre la lumière en flétrissant le récit national par une histoire de France métavers. Porté par 122 auteurs, ce dense ouvrage prétend ainsi se défaire d’un enseignement « chronologique » qui n’a pourtant plus cours depuis des décennies. L’histoire de France, plus métissée qu’enracinée, doit s’acquitter de sa dette à l’endroit du multiculturalisme qui l’aurait forgée.
Si les figures héroïques sont effleurées, aucun marqueur historique de gauche ne manque à l’appel. Décentrer le regard peut offrir une lecture féconde sur les scansions nationales, mais on reste surpris par le choix de certaines « dates alternatives ». On se demande encore en quoi le coup d’État de Pinochet peut aider à saisir l’histoire de notre pays. L’intention scientifique s’efface en réalité devant l’obsession d’une repentance que dénoncera le coordinateur des Lieux de mémoire, Pierre Nora. Boucheron veut « mondialiser » l’histoire de France pour lui ôter ce qui fit sa force et son génie singuliers. Il va jusqu’à proposer de débaptiser la station de métro Gallieni en Maurice Audin pour insister sur « l’agression coloniale » française en Algérie.
Ceux qui n’épouseraient pas son projet déconstructeur s’exposent à la censure. L’emprise du magistère de Patrick Boucheron sur la production éditoriale rappelle ce temps de la Guerre froide lorsque les marxistes, Jean-Paul Sartre et autres gourous intellectuels faisaient et défaisaient les carrières universitaires. Il n’est pas sans ironie de constater que le Collège de France, fondé par François Ier autour de Guillaume Budé, pour « libérer » la pensée de l’« étriquée » Sorbonne du XVIe siècle, soit devenu le sanctuaire exclusif du dicible en matière scientifique.
La vision postnationale irrigue toute l’œuvre de Patrick Boucheron. L’ambition chrétienne ancienne d’une histoire universelle s’est muée chez lui en projet d’histoire globale non pour mettre fin au récit national mais pour le dénigrer. Patrick Boucheron vilipende, à peu de frais, « le spectacle désespérant de passions mortifères » du Puy-du-Fou mais trouve jubilatoire de réduire l’histoire moderne à la décapitation de Marie-Antoinette lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques.
Il serait pourtant urgent de transmettre de nouveau l’amour de la France dans l’épaisseur retrouvée d’un récit historique rayonnant. À rebours de l’idéologie relativiste qui préside au projet de Patrick Boucheron, les historiens devraient renouer avec une histoire équilibrée, à l’intersection du particulier et de l’universel, une histoire tragique mais aussi sublime, douloureuse mais aussi grandiose, une histoire qui nous rende fiers simplement parce que c’est la nôtre.
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