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Culture
Georges Grange
14/03/2025 à 14:57

Tout comme sa devanture discrète, effacée, collée à la place de l’Étoile, Alan Geaam est un chef humble, pudique, de plain-pied dans la cour des grands. Quand on le laisse parler, on est surpris par ses gestes pondérés, son air timide. La marque des vrais modestes ? Pourtant, rien ne prédestinait ce garçon des faubourgs de Tripoli (au nord du Liban) à devenir chef et chef d’entreprise : une centaine de personnes travaillent pour lui. De quoi prendre la grosse tête. Mais, dans la sienne, il reste cuisinier, ce rêve qu’il avait en débarquant en France en 1999, 200 francs en poche, un sac à dos comme oreiller, des petits boulots sur les chantiers, puis la plonge et enfin la cuisine, de commis à chef de partie, avant que le complément du nom ne tombe : en 2007, il achète l’auberge Nicolas Flamel, la plus ancienne maison de Paris. Dans le boîtier électrique, il colle une feuille : « Objectif : rentrer dans le guide Michelin. »
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La bonne étoile
Ce sera chose faite onze ans après, en 2018, et il le raconte avec une émotion intacte : « À la fin d’un repas, un client m’a demandé ce que c’était que cette cuisine. Je tremblais en me justifiant : “Attendez, moi, je n’ai pas de formation, c’est ma mère qui m’a appris à cuisiner…” Il m’a dit : “Il n’y a pas de problème, je voudrais simplement savoir quelle est l’identité de votre cuisine.” Je lui ai dit : “L’identité, c’est la France, avec un petit plus libanais.” Quelques mois après, j’ai reçu un coup de téléphone du directeur du guide rouge : “Bienvenue dans la famille Michelin.” Je suis resté bouche bée et, pendant vingt minutes, je me suis dit : “Étoilé Michelin ? Mais moi, j’étais sur les chantiers il y a dix-neuf ans !” »
Le résultat est sur la nappe : nous traversons la Méditerranée dans les deux sens, entre la France et le Levant. Un parti pris qui n’a pas toujours été évident pour celui qui, à ses débuts aux fourneaux, voulait oublier son identité : « J’avais beaucoup souffert gamin. Je voulais tourner la page. Mais ce n’est pas possible… » Alors, c’est son enfance qu’il nous offre : l’incontournable zaatar, « toujours sur la table de la cuisine de ma mère », l’huile d’olive, l’arak… Son cri d’amour pour la France, lui, s’exprime en sauces et en émulsions, en produits d’excellence, en techniques pointues. Sur sa veste, les deux drapeaux, tricolore et au cèdre, s’entrecroisent. « J’ai vécu mon rêve français, la France est une terre où on peut réaliser ses rêves. Elle m’a accueilli sur les chantiers et continue de m’accueillir chaque jour, alors j’ai à cœur de la remercier. »
La simplicité, tout simplement
Les standards des étoilés ? L’autodidacte les a appris par goût de la compétition. Pour Alan Geaam, « la cuisine est une ascension : on prend confiance, on échange et alors on peut aller plus loin ». Ainsi, il sait qu’il va encore évoluer et continue de chercher l’excellence : « J’ai l’impression que je viens de commencer. » Pour autant, l’enfant de Tripoli garde la tête froide : « J’ai six restaurants, oui, mais je m’éclate toujours autant à préparer à manger, à créer un plat. Et en vieillissant, je deviens encore plus simple. Quand les gens me disent : “Allan, on voudrait t’offrir une montre”, je dis : “Non, offrez-moi plutôt un repas dans un restaurant étoilé.” » C’est donc ça, un homme enraciné : les pieds sur terre, la tête vers les étoiles.
Infos pratiques
Restaurant Alan Geaam (1 étoile au Guide Michelin depuis 2018), 19, rue Lauriston, Paris 16e
Auberge Nicolas Flamel, cuisine française contemporaine, 51, rue de Montmorency, Paris 3e
Qasti Bistrot, brasserie chic, 205, rue Saint-Martin, Paris 3e
Faurn, pizzeria libanaise, 212, rue Saint-Martin, Paris 3e
Tour d’horizon, tours de magie
Ne vous fiez pas à l’épure de la décoration : comme dans un spectacle de prestidigitation, le spectacle est ailleurs. Comment raconter un repas chez Alan Geaam sans trahir de secrets ? Sachez simplement qu’ici, l’heure est au voyage, vagabonde et espiègle : le maître d’hôtel, virevoltant et affable, fera pousser un arbre aux feuilles magiques et jaillir des meringues, avant d’ouvrir des tiroirs secrets. Le foie gras se fait trompe-l’œil, le pavé craque comme une brioche, le beurre est un cèdre et le trou normand sort naturellement d’une pomme.
Le plus agréable est que ces amusements ne sont pas de l’esbroufe : dans l’assiette, la rencontre entre les pays d’origine et d’accueil a donné un fils prodigue. La cuisine conjugue les deux cultures : c’est ainsi que le houmous en émulsion citron-caviar est accompagné d’une brunoise au zaatar. Les séquences s’enchaînent, généreuses comme la queue de langouste qui se détache comme un nuage, dentelées comme la corolle qui entourent une Saint-Jacques divine, rutilantes comme le pigeon du jour. Cette cuisine regarde vers les deux rives méditerranéennes, riche et goûtue, vive et herbacée, assumée et surprenante.
Cinq questions gourmandes
Le JDD. L’ingrédient qui fait la différence ?
Alan Geaam. La mélasse de grenade. Avec son côté rond et acidulé, c’est le balsamique libanais.
L’adresse secrète ?
Le « Poulet cacahuète », c’est ainsi qu’on l’appelle avec les enfants, un petit restaurant situé dans le China Town de Paris. Son vrai nom est Le Lac de l’Ouest, et il fait le meilleur poulet à l’impériale que j’aie jamais mangé !
Que faire quand on a des amis qui débarquent à l’improviste ?
Un velouté. On a toujours deux-trois légumes dans le frigo, avec du pain grillé et un bon morceau de fromage.
Votre dessert d’enfance ?
Pour toujours, la crème caramel ! J’adore ce dessert…
Le premier plat dont vous avez été fier ?
Lorsque j’ai revisité le falafel : au charbon végétal, avec un beau morceau d’anguille fumée et laquée à la mélasse de grenade.
Source : Lire Plus