Il est géographe de formation, voyageur par passion, écrivain par instinct. Avec une gourmandise d’enfant, Cédric Gras fait défiler les cartes enregistrées sur son téléphone, détaille un relief, s’arrête sur un tracé. Ses yeux brillent d’une curiosité insatiable, d’un feu que la modernité ne semble pas avoir consumé. « C’est tellement onirique, une carte. On peut passer dessus des heures, il n’y a pas de temps de lecture. Il y a toujours un détail à aller creuser, des associations d’idées à faire : moi, j’ai voulu comprendre les liens entre les 2 500 kilomètres qui séparent la mer d’Aral de ses sources. »
Il parle d’un monde en train de se défaire, de rivières qui ne rejoignent plus la mer, de glaciers qui fondent, de steppes qui se couvrent de barrages et de canaux titanesques. Pourtant, il ne cède ni à la nostalgie ni au romantisme : la géographie lui a « appris à prendre acte de la réalité et non à la fantasmer dans un anachronisme ambulant ». Son dernier livre, Les Routes de la soif, est l’illustration parfaite de cette lucidité mélancolique.
Un fleuve à l’agonie
Au centre de ce voyage, un fil d’eau que l’histoire a tantôt sacralisé, tantôt ignoré : l’Amou-Daria. Jadis artère vitale des conquérants, il est aujourd’hui un fleuve à l’agonie, détourné, asséché. Le périple commence au Kazakhstan où Cédric Gras contemple les vestiges de la mer disparue. Une étendue de sel et de carcasses de bateaux échouées, rongées par le vent. Puis vient l’Ouzbékistan et l’amorce d’un voyage à contre-courant : la remontée de l’Amou-Daria. Il aurait voulu passer au Turkménistan avec son équipe de tournage, mais les portes du pays restent closes, verrouillées par une bureaucratie impénétrable. Qu’importe.
Plus tard, il reviendra seul, s’infiltrant dans ce territoire hermétique pour une quête plus précise : trouver une pièce essentielle du puzzle, le canal du Karakoum, serpent artificiel qui avale le fleuve depuis des décennies pour irriguer tout un État. Puis l’ascension reprend, le Tadjikistan, là où tout commence, où l’Amou-Daria naît. Ses sources ? Un géant de glace : le Fedchenko, « roi des glaciers », château d’eau silencieux, qui alimente des fleuves et maintient l’équilibre d’une région entière. Il évoque l’Afghanistan, un pays qu’il ne verra pas mais dont l’ombre plane. C’est là-bas, sous le joug des Talibans, que se joue un projet majeur : la construction du canal de Qosh Tepa, qui bouleversera encore un peu plus l’équilibre fragile de la région. « Les Afghans veulent 25 % du fleuve. Sauf que 100 % de l’Amou-Daria est déjà consommé. 125, ça ne marche plus », constate Cédric Gras, implacable.
Chacune de ces terres est née de la fécondation du désert par l’irrigation. Un miracle hydraulique devenu poison. Ici, chaque goutte d’eau est un enjeu politique, chaque digue un instrument de contrôle. L’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Afghanistan, le Tadjikistan, tous se disputent une ressource plus précieuse que l’or.
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Cette expédition a des airs de bravade anachronique, une réminiscence des grandes épopées du XIXe siècle où des barbus en redingote s’entêtaient à remonter le Nil, persuadés d’y dénicher un secret enfoui sous les siècles. « C’est un projet qui sonne très société d’explorateurs d’antan », s’amuse Cédric Gras. À l’heure où le satellite dissèque chaque mètre carré du globe, où l’inconnu s’évapore sous l’œil froid des drones, vouloir retrouver la source d’un fleuve relève presque de la provocation. Comme si, en enfonçant ses pas dans le sable des caravaniers d’autrefois, il pouvait défier la toute-puissance des cartes numériques et retrouver cette ivresse perdue de l’exploration. Mais l’Amou-Daria n’est pas qu’un filet d’eau que l’on remonte en quête de vérité géographique.
Des fleuves qui porte en lui des siècles d’histoire
Comme Ella Maillart avant lui, Cédric Gras raconte un fleuve qui porte en lui des siècles d’histoire et de conquêtes. En 1932, dans Des monts célestes aux sables rouges, la voyageuse suisse arpentait déjà ces mêmes contrées, s’émerveillant devant la liberté des nomades, descendant l’Amou-Daria en bateau. Mais son témoignage était celui d’un monde encore debout. « Depuis l’époque antique lorsqu’il se nommait encore Oxus, ce fleuve a traversé l’histoire, jouant un rôle primordial. Sans lui, plus d’Asie centrale, ni de grands conquérants tels Alexandre le Grand, Tamerlan ou Gengis Khan », nous dit l’écrivain. Ce fleuve a été une colonne vertébrale, une ligne de faille entre les empires, un passage obligé pour les grandes épopées guerrières et les routes de la soie.
Aujourd’hui, il n’est plus qu’une artère asséchée, un fantôme d’eau dont les échos résonnent encore dans le sable. À Termez, au carrefour de quatre pays, Cédric Gras observe les strates du passé, les ruines de civilisations oubliées hantées par les politiques contemporaines. La ville, autrefois prospère, est aujourd’hui un poste-frontière où se croisent intérêts militaires, trafics et diplomatie fragile. C’est là que s’entrechoquent les échos du temps : la splendeur passée et la sécheresse présente.
Ce voyage ne se résume pas à un inventaire de ruines et d’assèchements. Il est aussi une fresque vivante, que Cédric Gras capte, avec une justesse rare, sans emphase ni exotisme forcé. Son écriture, dépouillée de tout artifice, restitue les couleurs locales avec l’évidence d’un croquis pris sur le vif. À chaque halte de son voyage, il se plie au rituel du thé versé avec solennité dans de petites coupes brûlantes. L’infusion coule, les langues se délient.
L’hospitalité centrasiatique ne s’embarrasse pas de superflu : un sourire, un breuvage fumant, un silence complice. Il avale des laghman parfumés, des bols de plov luisants de graisse, nourritures d’errance qui réchauffent le corps et le voyage. Il croise des braconniers, silhouettes penchées sur un fleuve moribond qui arrachent aux eaux les derniers poissons, comme on tire les ultimes vestiges d’un empire en ruine.
Une industrie vorace en eau
Plus loin, des femmes aux mains rêches ramassent le coton, dans un geste hérité d’un autre siècle, continuant d’alimenter une industrie vorace en eau. Dans le Pamir aride, les porteurs embauchés pour l’expédition ne sont pas des sherpas, mais des gars du village, intrigués par cette ascension qu’ils n’auraient jamais entreprise seuls. Ce n’est pas le Népal – pas de culture du portage, pas de drapeaux de prière accrochés aux cols. La montagne est austère, désertique, presque oubliée des hommes. Et pourtant, sur ce glacier dont ils avaient seulement entendu parler, ils découvrent leur propre territoire. Une fierté discrète éclaire leurs visages, une joie simple de poser le pied là où, d’ordinaire, personne ne va.
Dans un monde où tout est accessible, où l’information est instantanée, que reste-t-il à raconter ? Cédric Gras trouve une réponse dans l’écriture. Parce qu’elle permet ce que l’image ne peut saisir. « Ce que l’on ne peut raconter par l’image et ce qu’elle omet d’indispensable. L’humanité s’en remet désormais à l’image. » Il regrette ces voyageurs qui ne capturent plus que des selfies, qui parcourent des terres sans les comprendre, qui ignorent ce qu’ils traversent. Lui revendique l’attention, la lenteur, l’observation. Les Routes de la soif est un livre de terrain, mais aussi un livre d’intuition.
Au fond, Cédric Gras n’est pas un nostalgique. Il est un témoin. Un écrivain qui ne cherche pas à alerter, mais à raconter. Qui pose des questions sans prétendre y répondre. Son livre n’est pas un plaidoyer, mais un constat. Un état des lieux d’un monde en train de se défaire. Un fleuve qui meurt, des hommes qui s’accrochent, des barrages qui s’élèvent, des déserts qui avancent. Et lui, au milieu, qui regarde. Qui écrit. Qui transmet. Parce qu’au fond, il le sait, « contempler la nature devrait être la religion de tous les hommes ».
Les Routes de la soif. Voyage aux sources de la mer d’Aral. Voyage aux sources de la mer d’aral. Cédric Gras, stock. 248 pages, 20,50 euros.
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