Qu’oppose-t-on aux 5 580 ogives nucléaires russes, au 1,4 million de drones russes produits en 2024, à la guerre hybride et aux actes de sabotage industriel russes sur tout le continent européen, visant nos usines, nos élections (en Allemagne), nos cargos de fret aérien ? Deux choses, essentiellement : des mots et des promesses financières. Il y a quelque chose de parfaitement indécent et révélateur dans la pointe des débats et décisions de la Commission européenne sur le pied de guerre.
On n’en retient finalement que la « mobilisation » (générale ?) de 800 milliards d’euros pour réarmer l’Europe (« ReArm Europe » pour la com). Et des facilités de prêt pouvant aller jusqu’à 150 milliards d’euros, avec en récompense l’autorisation de dépasser la tolérance de 3 % de déficit sur PIB, si l’on investit dans ce programme d’armement.
Des mots et des promesses
Des mots et des promesses d’argent, face aux ogives, missiles et drones russes. Sans doute l’Union européenne est-elle rattrapée par son ADN, fondamentalement comptable et marchand, qui l’empêche d’agir efficacement sur les réalités non marchandes et non comptables du monde. Ma proposition cette semaine est de prendre le problème à l’endroit plutôt qu’à l’envers. Le but n’est pas de « mobiliser des milliards » – tous les adversaires de cet effort s’engouffrent dans son caractère vague, pour le tailler en pièces. Ainsi, les Français exigent – à juste titre – que ces crédits soient exclusivement destinés à l’achat d’armes fabriquées dans l’Union européenne.
Décourager la Russie poutinienne d’aller plus à l’ouest que l’Ukraine.
Les Allemands, dépendants de leurs fournisseurs américains, souhaitent continuer d’acheter américain. Quand une entreprise se donne comme objectif de devenir leader sur son marché, de battre ses concurrents, elle ne demande pas à son directeur financier de sortir un budget et un chiffre magiques de son chapeau. Elle donne un objectif de résultats concrets, et dans un second temps, fait en sorte que les moyens suivent : financiers, juridiques, humains, organisationnels. Il doit en être de même pour le nécessaire et urgent effort de réarmement européen. L’objectif, ce n’est pas 800, 1 000 ou 2 000 milliards de budget – ces chiffres auxquels personne, à commencer par nos adversaires, ne croit. L’objectif est de décourager la Russie poutinienne d’aller plus à l’ouest que l’Ukraine. Et de rendre crédible notre dissuasion nucléaire, en renforçant nos capacités conventionnelles.
Concrètement, il revient à l’Europe de produire deux fois plus de drones que la Russie poutinienne, soit environ 3 millions par an. En France, l’objectif actuel est de produire 700 drones de combat par an. De même, face aux 5 580 ogives nucléaires russes, les 290 ogives françaises et 225 britanniques sont-elles suffisantes, surtout si nous devons remplacer le parapluie nucléaire américain pour nos alliés européens ? Doubler l’arsenal nucléaire franco-britannique pour arriver à plus de 1 000 ogives est un signal nécessaire mais pas suffisant.
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Avec le retrait américain probable de l’Otan, les « trous capacitaires » des armées européennes sont hélas notoires : ISR (intelligence, surveillance et reconnaissance), systèmes anti-défense aérienne, drones non seulement aériens mais aussi terrestres (chars autopilotés) et maritimes. Enfin, et peut-être surtout, nous – les Français – n’avons aucun missile balistique de plus de 500 km de portée, quand la Turquie, dont la marine de guerre est deux fois plus importante que la française, en a des dizaines (missiles Typhoon).
Fabriquer en masse et à grande vitesse
Prendre le problème à l’endroit, c’est d’abord assigner des objectifs d’armement concrets et s’assurer que les financiers et les juristes ne sont pas à la table où se prennent les décisions. Il faudra un officier général d’une grande nation militaire de l’Union, et non un bureaucrate bruxellois, pour piloter ce programme. Si, pour vouloir la paix, il faut préparer la guerre, on ne la prépare pas avec des normes et des contraintes budgétaires, mais au contraire en s’en affranchissant totalement.
Or, personne n’a oublié qu’à ce jour, les jurisconsultes européens veulent toujours imposer aux militaires une directive de temps de travail. Être aux 35 heures à Verdun, Bir Hakeim ou Austerlitz, il fallait y penser. Ce sont les mêmes jurisconsultes européens et les mêmes normes européennes qui empêchent nos industriels d’armement de fabriquer en masse et à grande vitesse les armes dont nous avons besoin.
Ainsi du règlement REACH, qui restreint l’utilisation de certains produits chimiques « potentiellement dangereux » – on parle pourtant d’armes létales, pas de jouets de puériculture. L’empreinte carbone d’un char roulant au diesel est aussi un sujet à La Haye (sic). Tout comme la directive 2009/8/CE exigeant transparence et concurrence pour éviter tout favoritisme national ou communautaire – faut-il fabriquer nos drones à Pékin et Moscou pour plaire à La Haye ? Si nous sommes vraiment sur le chemin de la guerre, commençons par obliger Bruxelles à lever toutes ces réglementations immédiatement. En ayant demandé au préalable à nos industriels de l’armement quelles normes supprimer en priorité. Ce sont les acteurs qui savent, pas les bureaucrates.
Changer d’approche
Enfin, sur les moyens financiers, puisque nous ne disposons pas, à la différence de l’Allemagne, de marges de manœuvre budgétaires, à nous de les créer en France. Un pays qui brûle chaque année 640 milliards d’euros pour sa Sécurité sociale, 120 milliards pour un millier d’opérateurs, agences et autorités administratives, 47 milliards d’euros dans le maquis opaque de la formation professionnelle, 4 milliards dans des programmes d’audiovisuel public subis et non choisis, a largement de quoi économiser pour doubler son investissement actuel dans sa défense (seulement 50 milliards, hors pensions). Une Union européenne (+ Royaume-Uni) au PIB de plus de 20 000 milliards d’euros a financièrement largement de quoi produire dès cette année un essaim d’un million de drones, 100 missiles balistiques et quelques ogives nucléaires.
Pour y arriver, il lui faudra en revanche réviser de fond en comble son approche préhistorique d’achat d’armements (passer d’une logique linéaire d’arsenaux à une logique d’essaimage, en mettant les acteurs les plus agiles au cœur du système). Et, surtout, le vouloir vraiment. Une question de fond reste ouverte – et nos adversaires le voient et l’exploitent : se réarmer, très bien. Se défendre, parfait. Mais que défendons-nous, au juste ? Les 35 heures ? Nos petites et grosses retraites ? Ou quelque chose qui nous précède, nous dépasse, mais que nous avons égaré ?
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