Novembre 2024. Le patron de la DGSE, Nicolas Lerner, rencontre à Paris son homologue britannique du Secret Intelligent Service (MI6), Richard Moore. Les deux hommes, à la tête des deux agences de renseignement les plus performantes d’Europe, célèbrent les 120 ans de l’Entente Cordiale, l’alliance franco-britannique qui a mis fin à sept siècles de guerres entre les deux nations. À l’issue d’une franche poignée de mains, le duo d’espions énumère les menaces face auxquelles France et Grande-Bretagne doivent coopérer : regain du terrorisme islamique, ingérences iraniennes en Europe et, danger parmi les dangers, la guerre d’agression que mène Vladimir Poutine à l’Ukraine, dont les conséquences touchent directement l’Europe de l’Ouest.
Campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux, incendies de matériel destiné à l’Ukraine, arrestation d’un agent russe par la police française, à Roissy, qui projetait de commettre des sabotages en région parisienne, Moore et Lerner s’accordent sur une priorité : renforcer la coopération entre le MI6 et la DGSE pour faire face à des campagnes de déstabilisation russes que le boss du « Secret Service » qualifie d’une « témérité stupéfiante ».
Trois mois plus tard, Trump est devenu le 47e président américain. Son arrivée au bureau ovale a engendré un renversement géopolitique historique, et l’Ukraine n’a plus les faveurs des États-Unis, ni les aides financières et militaires indispensables à son effort de guerre. Face au désengagement de l’Oncle Sam, les Européens se retrouvent seuls, le regard tourné vers les deux dernières puissances militaires réellement crédibles du continent : la France et le Royaume-Uni. Dotées d’ogives nucléaires, d’armées complètes et respectivement fortes d’à peu près 150 000 militaires actifs, la France et la Grande-Bretagne ont su maintenir, malgré d’importantes baisses de budget sur les dix dernières années, une politique de défense cohérente et compétitive, notamment portée par de puissants atouts industriels comme les Français Thalès et Dassault, ou BAE Systems, de l’autre côté de la Manche.
Un leadership que les deux pays veulent mettre à profit dans le règlement du conflit ukrainien. Emmanuel Macron et Keir Starmer, le Premier ministre britannique, ont ainsi proposé d’envoyer une force d’interposition franco-britannique en Ukraine, à l’issue d’une trêve entre les deux belligérants, afin de s’assurer du respect du cessez-le-feu. Si les contours de ce contingent expéditionnaire restent flous, il pourrait, selon des informations dévoilées par plusieurs tabloïds anglais, inclure une exclusion aérienne du ciel ukrainien, assurée par des avions de combats britanniques.
L’affaire du « réseau ECHELON »
Mais des observateurs s’inquiètent. La France peut-elle faire confiance aux Anglais ? Les proximités entre services américains et britanniques laissent présager un double jeu de la part de Londres. Au début des années 1990, l’affaire du « réseau ECHELON » éclatait au grand jour, après que le journaliste écossais, Duncan Campbell, ait révélé l’existence d’un vaste système d’écoute mis en place par les services secrets américains, britanniques, australiens, canadiens et néo-zélandais. Des stations radio, chargées d’intercepter les communications, y compris françaises, auraient été hébergées et entretenues par le « Government Communications Headquarters (GCHQ) » anglais.
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En 2021, un contrat à 56 milliards d’euros, portant sur la livraison de sous-marins français à l’Australie, était dénoncé à la dernière minute par Sydney au profit de bâtiments américains ; et révélait par la même occasion l’existence de l’AUKUS, un partenariat stratégique militaire entre les États-Unis, l’Australie et… le Royaume-Uni. « Un coup de poignard dans le dos toujours pas digéré », confie un cadre de Naval Group, privé, à l’époque, d’un marché australien alors en plein essor. La dépendance britannique aux États-Unis apporte son lot de problèmes. Alors que Donald Trump a demandé à ses administrations de suspendre toute aide de renseignement à l’Ukraine, la France en a profité pour réaffirmer son partenariat avec Kiev.
Notamment en matière d’imagerie satellite, où Paris s’enorgueillit d’une certaine souveraineté. Prisonnière, quant à elle, de la communauté du renseignement américain, Londres souffre d’une marge de manœuvre extrêmement restreinte et voit ses services secrets astreints à l’attentisme sur le sol ukrainien. Avec des conséquences immédiates, comme sur le guidage des missiles longue portée « Storm Shadow », considérés comme un réel « game changer » par l’armée ukrainienne. À peine évoqué, le couple franco-britannique a déjà du plomb dans l’aile, la faute à la « Special Relationship » qui relie Londres à Washington.
Alors que l’éventualité d’une extension du parapluie nucléaire français au reste de l’Europe est sur la table, la Grande-Bretagne, elle, est de facto exclue des discussions. « Les Anglais, contrairement à nous, sont intégrés au groupe des plans nucléaires de l’Otan, qui encadre l’usage de l’arme atomique par un corpus de règles édictées par les États-Unis », explique Benoît Grémare, spécialiste de la dissuasion nucléaire à l’Institut d’Études de stratégie et de défense. Une dépendance à tous les niveaux. « Les missiles transportant les ogives nucléaires anglaises sont fabriqués par les Américains et prélevés par la Royal Navy dans un stock commun avec les États-Unis, poursuit le chercheur. Ajoutez à cela le fait que les Anglais ne disposent pas du vecteur aérien pour procéder à des frappes nucléaires et vous comprenez que nos deux doctrines n’ont rien à voir ! »
Si Londres reste sous l’influence américaine, Paris doit-elle repenser son approche pour construire une défense européenne autonome ? Face au défi sécuritaire, la France a devant elle un boulevard pour prendre le leadership militaire du Vieux Continent. À condition, toutefois, de bien choisir ses alliés.
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