En 2024, Donald Trump, à l’époque en campagne, avait prévenu le vieux continent : il devrait finir par apprendre à assumer sa propre sécurité et à ne plus compter sur les États-Unis. Depuis plusieurs semaines, c’est quasiment chose faite. L’alliance transatlantique est morte, vive l’Europe de la défense ? Tout cela est vite dit : si les membres de l’Union européenne ont pris conscience qu’ils devront à l’avenir faire sans Washington, la route vers une sécurité commune s’apparente encore à un long chemin de croix.
Le sommet européen extraordinaire qui s’est tenu à Bruxelles le 6 mars dernier sur la sécurité et l’Ukraine aurait marqué un tournant dans la construction d’une sécurité commune pour le vieux continent. Beaucoup le pensent aujourd’hui, dans la foulée du sommet de Londres du week-end d’avant. Des promesses, il y en a eu, notamment financières, mais après ? Au fond, promettre de l’argent, parfois pour tout et n’importe quoi, l’UE sait faire, mais maintenant qu’il s’agira de construire un projet qui serve avant tout ses intérêts en matière de défense, pourra-t-elle passer de la théorie à la pratique ?
Depuis des décennies, l’Europe est un géant économique mais un nain politique et militaire. Tiraillée entre les intérêts particuliers des puissants États membres et les intérêts divergents de pays plus modestes, l’Union doit se réinventer au plus vite pour transformer l’essai de Bruxelles. 800 milliards d’euros devraient être alloués à la défense commune. Mais si l’on a du pétrole, a-t-on pour autant des idées sérieuses pour enfin faire naître le successeur de la CED, la Communauté européenne de défense, qui avait échoué en 1954 ?
Face au coup de pression que met Donald Trump sur l’Ukraine pour lui faire accepter un accord de cessez-le-feu avec la Russie, l’Europe a élevé la voix pour dénoncer le manque de garanties de sécurités américaines accordées à Kiev à l’issue de ce « plan de paix ». Elle a donc décidé dans la foulée de tenter de combler le vide abyssal que vont laisser les États-Unis dans la région.
Bruxelles aspire désormais avec les deux derniers sommets à profiter de la guerre en Ukraine pour enfin faire émerger une communauté européenne de la défense, bien mal en point depuis des décennies. Le dilemme actuel est clair et divise l’Europe, même si une majorité a voté en faveur des 800 milliards, à l’exception de la Hongrie : ceux qui continuent à soutenir l’Ukraine voudraient continuer à faire la guerre selon leurs détracteurs ; ceux qui souhaitent acter le plan américain seraient crédules et prêts à lâcher l’Ukraine pour les intérêts conjoints américains et russes.
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Une fois encore, le 6 mars dernier, les Européens qui sont derrière l’Ukraine ont voulu manifester à nouveau leur soutien à la vie à la mort à Zelensky et ont convoqué un sommet d’urgence sur la sécurité et l’Ukraine à Bruxelles. L’aiguille stratégique de la boussole européenne ne tourne plus depuis longtemps autour de l’axe franco-allemand, mais glisse vers un axe qui pourrait être franco-britannique. Un peu étrange avec le Brexit ! C’est la force de la force nucléaire et des deux armées respectives qui semble rendre possible et crédible les fondations d’une telle défense commune et communautaire. On cherche à générer artificiellement depuis 40 ans l’indépendance de tout un continent institutionnalisé, mais on ne sait comment s’y prendre. L’argent est là mais les volontés sont divergentes. Est-ce alors vraiment cela l’indépendance et l’émergence d’une Europe unie de la défense ? Le Royaume-Uni, non-membre de l’Union et actuellement dirigé par un Premier ministre travailliste, peut-elle durablement officialiser un rapprochement avec l’Europe et de fait un éloignement des États-Unis ? Quid des pays majoritaires de l’Europe qui n’étaient pas présents à Londres, mais présents à Bruxelles, et qui pour une partie dont la Hongrie, ne souhaitent pas envenimer la situation avec les États-Unis et préféreraient peut-être le plan radical de Washington, qui fait de l’Ukraine le grand perdant de l’histoire ?
Ces deux sommets, que beaucoup considèrent comme historiques, appellent à d’autres réunions. Mais l’urgence des situations dans l’histoire a rarement été suivie d’actes fondateurs et durables au sein d’une Union européenne, lourde et hélas trop lente face aux changements géopolitiques majeurs. Comment pourrait-elle anticiper dès lors les dernières rumeurs persistantes venant des États-Unis de leur éventuel retrait futur des Nations unies et de l’OTAN ? L’Europe de la défense se retrouve cette fois seule face à son propre destin et c’est un véritable crash-test pour savoir si le grand commerçant mondial qu’elle est devenue au fil de son histoire peut enfin devenir un général d’armée prêt à défendre seule l’ensemble de son territoire.
Soit l’Europe de la défense surgit soit, elle périt
Soit elle surgit soit, elle périt. Ce sera donc soit une vraie belle Europe de la défense, soit une mini-Europe de la défonce. En tout cas, si cela marche (on peut rêver), les Européens pourront un jour remercier Donald Trump de les avoir réveillés, si un tel projet éclot de la rupture profonde avec l’Amérique d’aujourd’hui.
*Sébastien Boussois est docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe et géopolitique et enseignant en relations internationales à l’IHECS (Bruxelles), collaborateur au CNAM Paris (Equipe Sécurité Défense), à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA Paris), au Nordic Center For Conflict Transformation (NCCT Stockholm) et à l’Observatoire Géostratégique de Genève (Suisse).
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