En mai 2022, quelques semaines après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, je publiais dans Le Figaro une tribune qui me valut autant d’approbations de la part de ceux qui préféreront toujours l’inconfort de la réflexion au confort des idées toutes faites, que de critiques et d’insultes de la part de ceux qui se sont sentis, à juste titre, visés par le titre que j’avais choisi : « Vers la guerre comme des somnambules. » J’avais emprunté cette image à l’historien australien Christopher Clark qui avait intitulé son livre sur les causes de la Première Guerre mondiale, Les Somnambules, été 1914. Comment l’Europe a marché vers la guerre.
Il ne s’agissait pas, dans mon esprit, d’une analogie entre ces deux moments de l’histoire distants de plus d’un siècle. Même si quelques mois plus tard, par une de ces ruses de l’histoire qui défient si souvent nos esprits cartésiens, la guerre de mouvement, arrivée, comme en 1914, dans une impasse, la guerre de position creusait aux portes de l’Europe du XXIe siècle des tranchées qui n’avaient rien à envier à celles de Verdun, les drones en plus. Je ne cherchais pas à réactualiser la thèse, vaine, que l’histoire se répète. Le monde change et rien ne s’y reproduit jamais à l’identique. Je voulais rappeler qu’au milieu de ce qui change, il y a quelque chose qui ne change pas, c’est l’homme, sa nature, sa violence, ce qui, au plus profond de lui, sans qu’il en soit toujours conscient, le fait agir. Psychologie des profondeurs pour les uns, inconscient anthropologique pour les autres, qu’importe le nom qu’on lui donne, là sont des ressorts de l’histoire que font les hommes qui ne savent pas toujours l’histoire qu’ils font et dont, bien souvent, ils savent encore moins les causes. « Les raisons apparentes que nous prêtons aux événements dont nous sommes les acteurs sont, dit Lévi-Strauss, forts différentes des causes réelles qui nous y assignent un rôle. »
Puisque ce qui sera ne sera jamais exactement ce qui a été, l’histoire ne nous donne jamais de recette pour affronter le présent. Mais elle nous enseigne ce que nous sommes : l’histoire ne se répète pas, mais nous, nous nous répétons. Toute politique conduite en dehors de cette réalité n’a pas d’autre issue que la catastrophe.
Dans Le Fil de l’épée, de Gaulle écrivait en 1932, à propos de l’illusion dangereuse selon laquelle le droit international allait pouvoir résoudre tous les conflits : « Où voit-on que les hommes cessent d’être des hommes ? » Et si les hommes ne cessent pas d’être des hommes, si la nature humaine ne change pas, les engrenages de la guerre auxquels il devient difficile d’échapper lorsque nous y avons mis le doigt, la surenchère qui y mène, l’escalade qui en fait une montée aux extrêmes si on ne l’enraye pas à temps sont toujours d’actualité. Dans cet esprit, j’avais rappelé, il y a trois ans, qu’en 1914, aucun dirigeant européen n’était dément, aucun ne voulait une guerre mondiale qui ferait vingt millions de morts mais, tous ensemble, ils l’ont déclenchée. Et, au moment du traité de Versailles, aucun ne voulait une autre guerre mondiale qui ferait soixante millions de morts mais, tous ensemble, ils ont quand même tendu le ressort de la tragédie, armé la machine infernale qui allait y conduire. Que voit-on depuis trois ans, sinon cet engrenage psychologique qui mène vers la guerre et la violence ultime par lequel « chaque peuple se met à prêter à l’autre ses propres arrière-pensées, ses desseins inavoués, les sentiments que lui-même éprouve à son égard. L’Occident s’est convaincu que si la Russie gagnait en Ukraine, elle n’aurait plus de limite dans sa volonté de domination. À l’inverse, la Russie s’est convaincue que si l’Occident faisait basculer l’Ukraine dans son camp, ce serait lui qui ne contiendrait plus son ambition hégémonique ». Mais aujourd’hui, la tragédie se joue sur fond d’arsenaux nucléaires.
Certes, la menace russe d’utiliser quelques-unes de ses ogives nucléaires n’est pas crédible dans la mesure où, d’un côté comme de l’autre, personne ne veut en arriver là. Mais dans la montée des tensions, un dérapage ou un accident peut toujours se produire : la menace n’est pas à prendre au sérieux mais le risque, lui, doit l’être. C’est cette prise de conscience au bord du gouffre de la crise des fusées de Cuba, en 1962, qui avait conduit Kennedy à déclarer : « Tout en défendant leurs intérêts vitaux, les puissances nucléaires doivent éviter les confrontations qui forcent l’adversaire à choisir entre une retraite humiliante et une guerre nucléaire. » Il faut dire que le monde était passé à deux doigts du pire qui n’avait été évité de justesse que parce que deux hommes d’État conscients de leur écrasante responsabilité ont renoncé à s’accuser l’un l’autre, ont résisté, chacun de son côté, au parti de la guerre qui les poussait à l’irréparable et ont négocié secrètement pour trouver une issue sans que personne fût obligé de s’humilier. Kennedy, à l’issue de ce discours, se fit lyncher par la partie de l’opinion ralliée au parti de la guerre.
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« On ne peut envoyer à la guerre des peuples qui ne veulent pas se battre »
Hélas, les hommes ne changeant pas, depuis la dernière guerre mondiale, le parti de la guerre sévit des deux côtés de l’Atlantique, comme au fond il a toujours sévi, sommant chacun de choisir entre le belliciste adorateur de la guerre et le pacifiste qui préfère vivre couché que mourir debout en homme libre. Comme si choisir la guerre, c’était toujours choisir le courage et tout tenter pour éviter que les hommes ne s’entretuent, c’était toujours faire preuve de lâcheté. Et revoilà Munich 1938 qui revient en boucle. Comme à chaque conflit depuis la Corée jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak et le Vietnam. Mais combien de Munich d’un autre genre à la fin, quand les Occidentaux plient bagage et abandonnent les autochtones à leur terrible sort ? Tout peut arriver : l’engrenage tragique de la violence que personne n’aurait voulu mais auquel tout le monde aurait contribué et qui pourrait détruire l’Europe et peut-être l’humanité ou la capitulation munichoise des puissances occidentales qui ne voudront peut-être pas risquer le pire pour l’Ukraine, ni même peut-être pour les pays baltes ou la Pologne. Je l’ai dit un jour sur un plateau de télévision à une Ukrainienne pour laquelle il était impensable que les États-Unis et les Européens ne soutiennent pas l’Ukraine jusqu’à la défaite de la Russie : ne croyez pas cela, ils vous laisseront tomber quand le risque sera trop grand ou les peuples trop las de payer le prix de leur soutien.
Nos dirigeants n’ont pas reçu de mandat explicite pour continuer cette guerre
C’est que l’on ne peut pas envoyer à la guerre des peuples qui ne veulent pas se battre. En 1938, durement éprouvée par la grande dépression, traumatisée par la boucherie de 1914-1918, ayant sous les yeux la foule innombrable des gueules cassées, la société française ne voulait pas envoyer ses enfants mourir pour les Sudètes, ni pour Dantzig. Lamentable, peut-être, mais c’était une réalité. Et quand on déclara la guerre à l’Allemagne pour la Pologne, tout le monde resta derrière la ligne Maginot en attendant l’ennemi, et là, le soldat français, mal commandé, se montra héroïque. Et quatre ans plus tard, pour éviter une troisième guerre mondiale, les Anglais et les Américains laissèrent la Tchécoslovaquie et la Pologne à Staline.
Retour aux réalités des relations entre les peuples, ce qui devait arriver arrive : les Américains se retirent. Crier à la trahison ne sert à rien. On avait déjà taxé Obama de lâcheté pour ne pas être intervenu pour la Crimée. On avait critiqué Biden pour avoir dit qu’il n’enverrait jamais de soldats américains en Ukraine et pour sa lenteur à franchir les lignes rouges de la fourniture d’équipements militaires de plus en plus meurtriers. Si ces deux présidents démocrates, aux antipodes de ce qu’incarne Poutine, se sont montrés si prudents, ce n’était pas pour ménager la Russie mais parce qu’ils savaient que si l’escalade venait tout à coup à échapper à leur contrôle, leur opinion publique se retournerait contre eux.
Les dernières élections américaines ont consacré la défaite du parti de la guerre. Au-delà du style brutal et insupportable de Donald Trump, sa force lui vient du mandat qu’il a reçu du peuple américain d’arrêter au plus vite cette guerre. La faiblesse des dirigeants européens vient de ce que la plupart d’entre eux veulent la continuer à tout prix sans avoir reçu de mandat explicite pour cela. La société américaine connaît un malaise trop profond, est trop fracturée et n’a pas encore digéré les traumatismes du passé pour avoir ce genre d’envie. Ce que ne semblent pas voir la plupart des dirigeants européens, c’est que leurs propres sociétés traversent elles aussi une crise matérielle, morale et démocratique qui les pousse à refuser une telle épreuve et à prendre un tel risque. Le discours de dramatisation tenu par des dirigeants dont la légitimité démocratique est déjà très affaiblie ne peut qu’aggraver les choses et fragiliser davantage les nations européennes dans un monde de plus en plus en décalage avec les principes qui les gouvernent. Les peuples européens ne sont pas menacés de sortir de l’Histoire.
« Que feront les Européens au pied du mur de la guerre totale ? »
Un peuple ne peut écrire sa propre histoire dans l’Histoire que, selon la formule gaullienne, dans le monde tel qu’il est, parmi les autres tels qu’ils sont. C’est bien le problème : le somnambulisme d’une partie des élites européennes atteint maintenant un nouveau sommet. C’est ce que je me suis dit mercredi dernier en regardant l’allocution du président de la République, puis les plateaux de télévision qui ont suivi, ou en lisant les déclarations communes des dirigeants européens. On dit que le somnambule n’a pas conscience de ce qu’il est en train de vivre et que, de ce fait, il peut être dangereux pour lui-même ou pour les autres. J’ai vu ce soir-là des somnambules qui marchaient sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Depuis trois ans, ils n’ont cessé de se comporter comme si la Russie pouvait être battue et rendre la Crimée et le Donbass. Ils n’ont cessé d’agir comme si aucune escalade n’était à redouter et comme si aucune escalade ne s’était produite. Ils n’ont cessé de prendre des sanctions contre la Russie sans voir qu’elles sanctionnent surtout les peuples européens. Ils ont agi sans se préoccuper ni assumer les conséquences planétaires et à long terme, sans prendre la mesure de leur isolement croissant sur la scène du monde, comme nous, Français, avons oublié que le premier allié de l’Algérie était la Russie. Ils n’ont toujours pas compris que le retournement américain était la traduction d’une réalité planétaire qu’ils refusaient de voir.
Les vrais hommes d’État ne sont pas inconséquents
Régis Debray a écrit à propos de De Gaulle : « L’homme d’État est celui qui veut les conséquences de ce qu’il veut. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que depuis trois ans, on cherche en vain les hommes ou les femmes d’État qui veulent réellement les conséquences de ce qu’ils veulent et qui l’assument. Devant le lâchage américain, on parle de prise de conscience. Mais en réalité, ce n’est pas tant à une prise de conscience qu’à une fuite en avant qu’on assiste, mais à une fuite en avant dans la panique de tous les atlantistes soudain pris à revers et dont toute la vision du monde s’effondre sans pour autant ouvrir les yeux sur la réalité du monde et de leurs propres sociétés. Ils n’ont pas d’autres réponses que de bricoler des coalitions politiques bancales pour ne pas changer de politique, et une Europe fédérale pour ne pas changer d’Europe, en s’inscrivant dans la continuation d’une guerre par procuration meurtrière sans buts de guerre un tant soit peu réalistes. Ils ne voient plus d’autres sources de légitimé à leur pouvoir que d’être pour le plus longtemps possible les dirigeants du camp du bien. Mais qui croit encore à cette fable dangereuse qui empêche de chercher une issue au massacre ?
Le pire est à venir. Il est dans le discours qui glisse vers le sang et les larmes, vers les sacrifices demandés à une société qui n’en peut plus des sacrifices. L’Angleterre de 1940 luttait pour sa survie. La France de 2025 n’est menacée que par l’escalade et la surenchère qu’elle nourrit. Quand j’écoute les commentaires après l’allocution du président de la République et que j’entends ironiser sur les discussions autour de l’âge de la retraite et sur la protection sociale alors que le pays serait au bord de la guerre, je ne peux m’empêcher de penser à tous les artisans de la défaite de 1940 qui essayaient de faire porter le chapeau aux 40 heures et aux congés payés, quand c’était Laval en 1935 qui disait qu’il ne pouvait pas augmenter le budget de la défense parce que la situation financière ne le permettait pas. Et de me remémorer l’anecdote que raconte Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune : « J’apprenais ce matin l’entrée à Vienne des troupes hitlériennes. Et cinq minutes plus tard, un brave homme m’arrête dans la rue : “Voilà où nous mène le Front populaire !…” Nous regardions ensemble défiler, ainsi qu’une cour des miracles, des vieux et des vieilles réclamant la retraite tant de fois promise et tant de fois différée. “Salauds !”, s’écrie mon compagnon, en montrant le poing à ces épaves. – Oh ! mon pays !… »
Oh mon pays divisé ! Le pire risque d’être à venir.
Tout peut arriver
Trouver un coupable nous conforte dans le bien-fondé de notre attitude et, dans le cas présent, nous en avons un tout désigné, un autocrate impitoyable, incarnation du mal. Mais le bien contre le mal, c’est l’esprit de croisade : « Tuez-les tous et Dieu reconnaîtra les siens. » Au lieu de faire entendre sa voix pour éviter cette folie et arrêter les massacres, l’Union européenne emboîte le pas aux États-Unis dans l’escalade de leur guerre par procuration. Mais que feront les Européens et les États-Unis au pied du mur de la guerre totale ? Tout peut arriver : l’engrenage tragique de la violence que personne n’aurait voulu mais auquel tout le monde aurait contribué et qui pourrait détruire l’Europe et peut-être l’humanité ; ou la capitulation munichoise des puissances occidentales qui ne voudront peut-être pas risquer le pire pour l’Ukraine, ni même peut-être pour les pays baltes ou la Pologne.
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