Chaque année, tous les pays candidats à l’adhésion européenne font l’objet d’un rapport annuel sur leur niveau de maturité pour rejoindre l’Union. Dans quelques semaines, le rapport sur la candidature turque et la reconduite ou non des aides financières que l’on donne à ce pays sera voté. Christophe Gomart, député européen (LR) et ancien haut responsable militaire, propose la suspension immédiate de la candidature d’Ankara.
Le JDD. Dans une récente tribune, vous demandiez la suspension formelle et immédiate des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, engagées depuis 1999. Pourquoi ?
Christophe Gomart. La Turquie n’est pas un pays européen. Seulement 3 % de son territoire se trouve en Europe et, culturellement, elle n’appartient ni à la tradition gréco-latine ni à l’héritage judéo-chrétien. Par ailleurs, Recep Tayyip Erdogan multiplie les insultes et accusations contre l’UE. Dans son propre pays, il réprime les libertés de ses opposants politiques et adopte un comportement impérialiste, notamment envers les Kurdes. De plus, il entretient une relation ambivalente avec la Russie. Tous ces éléments me font dire qu’Ankara n’a pas sa place au sein de l’UE. Il est temps de couper les liens avec un partenaire qui ne respecte pas ses engagements, ne cherche pas à les atteindre et devient toxique.
En vingt-quatre ans, l’UE a versé à la Turquie près de 18 milliards d’euros (soit 750 millions d’euros par an) via l’Instrument d’aide de pré-adhésion (IAP). À quoi cet argent a-t-il servi ?
Je l’ignore. Mais ce qui est certain, c’est qu’il n’a pas été utilisé pour se conformer aux exigences de l’Europe.
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En conservant le statut d’État candidat à la Turquie, l’UE joue-t-elle le jeu d’Erdogan ?
En partie, oui, car elle continue de lui verser de l’argent. Elle est dans le déni. Même la France, via l’Agence française de développement (AFD), lui accorde 235 millions d’euros par an. Cet argent pourrait servir à soutenir nos industries pour concentrer nos efforts et économiser les moyens, deux principes fondamentaux de la guerre. En période de réarmement, nous devons cesser ces dépenses inutiles. De plus, l’UE compte Chypre parmi ses membres alors qu’un tiers du territoire chypriote est occupé par la Turquie. Et cela ne semble gêner personne. Enfin, il y a une volonté claire de déstabiliser les pays européens en instrumentalisant les communautés turques en Europe.
« Il faut mettre fin au chantage migratoire de la Turquie »
En 2016, un accord a été signé entre l’UE et la Turquie pour qu’elle régule les flux migratoires vers l’Europe en échange de 9 milliards d’euros sur dix ans. Ce levier est-il une arme de chantage pour le leader turc ?
Absolument. En février 2020, la Turquie annonçait qu’elle n’empêcherait plus les réfugiés de tenter d’entrer en Europe. Recep Tayyip Erdogan utilise un chantage migratoire : « Tu me donnes, je bloque l’immigration. Tu me donnes moins, je laisse passer. » Nous ne pouvons pas rester otages de cette stratégie.
Au sommet de Londres, le 3 mars, sur la sécurité de Kiev, la Turquie était présente. Membre de l’Otan, elle est aussi partenaire économique de la Russie, avec un commerce bilatéral en constante hausse depuis l’invasion de l’Ukraine. Comment expliquer ce double jeu ?
C’est justement l’un des problèmes. D’où ma volonté de stopper le financement européen à la Turquie. Entre l’UE et l’Otan, aucune information, aucun renseignement n’est partagé, car l’Alliance inclut la Turquie et l’UE, Chypre. Ankara a acheté des S-400 à la Russie en 2017 tout en souhaitant acquérir des avions américains. C’est un double jeu permanent : elle défend ses intérêts au mépris de ceux de l’Otan. Il faut que l’on sorte de cette espèce de schizophrénie qui fait qu’Erdogan se fout pas mal de l’UE.
Pourquoi l’Europe continue-t-elle de financer la Turquie malgré ces contradictions ?
Par peur du chantage migratoire et du risque de voir un adversaire de plus au sud-est après la Russie. Cette approche se fait au détriment de son identité. Notre continent renie ses valeurs en s’obstinant à entretenir l’illusion qu’un pays rejoindra l’Union alors que tout le monde sait qu’il ne le fera jamais.
La Turquie possède une armée importante et des moyens militaires avancés, notamment en matière de drones. Dans le contexte géopolitique, n’est-ce pas le pire moment pour suspendre les négociations d’adhésion ?
Non, car il ne s’agit pas de lui faire quitter l’Otan, mais simplement de lui dire clairement qu’elle n’entrera pas dans l’UE. De toute façon, Ankara ne participe pas aux sanctions contre la Russie.
L’idée d’une « économie de guerre » est un leurre
Dans votre carrière, en tant que responsable du renseignement militaire ou encore commandant des opérations spéciales, avez-vous observé des exemples concrets du « double jeu » turc ?
Oui. Les forces spéciales françaises ont coopéré avec les Kurdes pour combattre Daech, tandis que la Turquie menait des frappes contre ces mêmes Kurdes en Syrie. Je le répète, pourquoi continuer à vouloir intégrer un pays à l’UE alors qu’il ne le souhaite pas vraiment ?
L’aide militaire américaine à l’Ukraine a été gelée cette semaine. Que doivent faire les Européens ? Fournir plus d’armes et de munitions ?
Le problème, c’est que nous n’en avons plus. Cela fait des années que je le dis : une fois nos stocks épuisés, nous n’avons rien à donner. L’idée d’une « économie de guerre » est un leurre. Certes, la production a légèrement augmenté, mais pour combien de temps ? Les industriels ne vont pas ouvrir de nouvelles chaînes de production sans visibilité sur la demande future. L’État semble croire qu’ils fonctionnent comme des arsenaux militaires alors qu’ils sont avant tout des entreprises privées, soumises aux impératifs de rentabilité.
Que pensez-vous du plan présenté ce mardi par la Commission européenne pour « réarmer l’Europe » avec un budget de 800 milliards d’euros ?
Pour l’instant, tout reste flou. S’agit-il d’un montant unique ou d’un budget annuel ? Or, pour que l’Europe retrouve une puissance comparable aux États-Unis, il faudrait au minimum 500 milliards d’euros par an. Je me demande aussi comment ces 800 milliards seront utilisés. Il est essentiel de privilégier du matériel conçu et produit en Europe. Surtout, il faut mettre fin à la dispersion des fonds européens dans une multitude de projets. Actuellement, 3 500 initiatives sont financées, ce qui dilue les ressources et empêche un véritable impact. Il est urgent de concentrer ces investissements sur des priorités stratégiques comme le cloud souverain, le quantique et l’accès autonome à l’espace.
Avec les tensions actuelles entre Trump et l’UE, ressentez-vous un changement de perception au sein du Parlement européen ?
Après un effet de sidération, les réflexions commencent. La question est : « Comment fait-on ? »
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