« Mrs. Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs. » Ainsi commence l’un des plus extraordinaires romans du XXe siècle. Une quête de fleurs par une belle matinée de juin, à Londres, des fleurs pour la réception de Clarissa Dalloway, l’héroïne du roman éponyme, Mrs. Dalloway (1925), odyssée d’un quotidien partagé entre fête et fêlure. Pour ses cent ans, la « Pléiade » lui a offert un écrin somptueux, enrichi d’Orlando et d’Une pièce à soi, une trilogie qui, loin de résumer l’étendue de l’œuvre de Virginia Woolf (1882-1941), en constitue néanmoins une porte d’entrée privilégiée, dominée par l’ombre indélébile de Mrs. Dalloway.
Avec ce personnage, Virginia Woolf a voulu donner la réplique au roman de James Joyce, Ulysse, qu’elle n’aimait guère – vingt-quatre heures dans la vie d’une femme. Mais plus qu’à Joyce, c’est à Flaubert que l’on songe, tant Clarissa Dalloway vient venger Emma Bovary, dont elle constitue l’anti-modèle. Flaubert est un désenchanteur méthodique, tout le contraire de l’Anglaise. Par le roman, il tue froidement le romanesque ; elle, par la grâce de la poésie, elle le réenchante.
Elle vivra en imagination, dans un halo de songes
Ainsi Mrs. Dalloway se chargea-t-elle des fleurs… À elle seule, cette scène est une parabole de l’art de Virginia Woolf, assortiment de fleurs fragiles, ses mots révélant, dans un dégradé de couleurs, l’univers mental de l’auteur, variation impressionniste aux tons pastel – quelque chose comme la lumière irisée de Giverny et des Nymphéas de Monet. Ainsi sont les livres de Virginia, rattachés à la vie par des liens très ténus, comme des fils de soie ou des modulations imperceptibles.
Virginia Woolf était un baromètre. Elle enregistrait les moindres variations de température. Le chaud, le froid, l’humidité, les marées, les cycles lunaires. Tout finissait par l’affecter. Son hypersensibilité la rendait plus dépendante encore de l’humeur des autres. La dépression menaçait toujours de l’aspirer. Le succès, pourtant continu, ne lui était d’aucun secours et ne pouvait se substituer à un réel inapte à la combler. Dès lors, elle vivra en imagination, dans un halo de songes et de réminiscences.
Courant de conscience
Elle ne savait que faire de ce long corps gauche et filiforme si longtemps abusé par un demi-frère de quatorze ans son aîné, où les blessures s’imprimeront en profondeur et se liront au rythme des épisodes d’anorexie. C’était une créature sans carapace qui promenait, selon les mots de Marguerite Yourcenar, un « pâle visage de jeune Parque à peine vieillie », avec de grands yeux renfoncés cerclés de blanc qui lui dessinaient une tête de chouette insomniaque.
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Née en 1882 dans une famille d’écrivains, entourée de livres, tout la prédisposait à la littérature. On croisait le romancier Henry James à la maison, à qui Virginia sera redevable de la technique narrative dite du « stream of consciousness ». Elle a su capter ces « courants de conscience » – une romancière de la « parole intérieure », note justement Gilles Philippe dans sa superbe préface – grâce à une écriture déliée, ondoyante, cristalline, seule capable de traduire la délicatesse du monde.
Peu après la mort de son père, en 1904, elle s’installera à Bloomsbury, le quartier de la bohème londonienne, où se retrouveront quelques-uns des artistes et intellectuels alors les plus prometteurs : E. M. Forster, Lytton Strachey, Roger Fry, Duncan Grant, John Maynard Keynes et Leonard Woolf, le futur mari de Virginia. Comme écrivain, elle sera à l’aise dans tous les registres : épistolaire, romanesque, autobiographique, biographique, critique. Polymorphisme fascinant. « Je crois bien, disait-elle, que je vais inventer un nouveau nom pour mes livres, pour remplacer “roman”. Un nouveau … de Virginia Woolf. Mais quoi ? Élégie ? » Ce qui l’emportait chez elle, c’était une sorte de virginité renouvelée, peut-être inscrite dans son prénom, inépuisable capacité d’émerveillement malgré les dépressions répétées et la présence obsédante de la mort, celle de la mère et du frère aîné, mort prématurément.
Des personnages évanescents
En la lisant, on a l’impression d’être projeté au milieu d’une terre « introuvable sur aucune carte et atteinte par un bateau qui ne flotterait sur aucune mer », remarquait E. M. Forster. D’une certaine façon, il ne se passe rien dans ses livres. C’est une suite d’impressions fugitives, changeantes, atmosphériques ; un défilé de gros nuages blancs, des cumulus flottant dans le ciel de Londres ; des monologues intérieurs.
L’écriture, chez elle, est résurrectionnelle, non tant la chair qui renaît que des états d’âme, des souvenirs doux et réconfortants se superposant les uns aux autres par petites touches. Son univers, étonnamment désincarné, ressemble à une aquarelle où des personnages évanescents, en apesanteur, n’ont pas la netteté des portraits achevés.
Son tour de force est d’avoir matérialisé l’immatériel
Jeune fille, elle se sentait à l’étroit dans les habits que la société édouardienne faisait porter au « sexe faible », le confinant aux seconds rôles. C’est ce qui fera d’elle une féministe, en particulier dans Une pièce à soi (1929), où elle remarque qu’une femme ne saurait écrire sans une pièce à part et une rente. Cependant, le plus frappant dans ses livres, c’est non pas leur féminisme, mais bien plutôt leur féminité étrange, l’imprégnation de mystère qu’ils dégagent, leur puissance d’évocation poétique. Virginia fixe l’instant, trace les contours de l’éphémère. C’est son tour de force en tant qu’écrivain : être parvenue à matérialiser l’immatériel, la rosée du matin et le frémissement du vent. Son monde n’est pas solide, mais tour à tour phosphorescent, nébuleux et flottant. Cela fait d’elle une authentique romancière au féminin. Les femmes comme êtres organiques, pareilles aux plantes, réagissant différemment suivant l’exposition à la lumière, étreignant le monde d’une manière plus diffuse et plus profonde.
Elle mettra fin à ses jours le 28 mars 1941, à 59 ans. Elle avait tout traversé, les joies et les peines de l’existence, l’alternance des phases d’exaltation et de dépression. Lestée de lourdes pierres, elle s’est glissée dans les eaux glacées du cours d’eau près de chez elle. Ainsi disparaissait l’une des plus grandes romancières de notre temps, dans l’élément liquide qui était le sien.
Mrs. Dalloway et autres écrits, Virginia Woolf, « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard), 800 pages, 62 euros.
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