Le président des États-Unis s’est trompé lorsqu’il a lâché : « L’Europe a été inventée pour “entuber” l’Amérique ! » Il ignorait ce qui s’est passé dans le Bureau ovale, en 1943, quand Roosevelt a confié à Jean Monnet – son obligé – la mission de fédéraliser les nations européennes pour faire émerger une communauté transatlantique. Il s’agissait alors de favoriser une union par le bas – par la production commune de charbon et d’acier – afin de générer un ensemble économique, une sorte de Zollverein qui aurait vocation à devenir un marché complémentaire au marché américain.
Dans l’esprit des « Pères fondateurs » de cette communauté à venir, le partenaire européen renoncerait à la puissance et trouverait en l’Amérique un fédérateur extérieur qui veillerait à sa sécurité. Ainsi la Communauté européenne est-elle née dans le giron du Pacte atlantique. Les États européens ont accepté la capitis deminutio, en contrepartie de l’assurance d’une protection militaire qui leur garantirait la paix par le doux commerce. Je me souviens d’un mot prophétique de Raymond Aron, en 1981 : « Les Européens veulent sortir de l’Histoire, de la grande Histoire, celle qui s’écrit en lettres de sang. »
« Notre président se dit prêt à partager le bouton de la dissuasion nucléaire avec nos voisins. Il s’agit là d’une forfaiture »
Le traité de Maastricht puis le traité de Lisbonne ont parachevé le travail entrepris afin que l’euroatlantisme soit, pour les composantes nationales appelées à s’effacer derrière l’entité bruxelloise, l’horizon indépassable de « l’espace sans frontières ». C’est ainsi que les Européens sont devenus, selon l’expression du conseiller stratégique Brzezinski, les « proxys » de l’Amérique, c’est-à-dire les supplétifs, les fidèles clients de l’appareil militaro-industriel américain. Ils ont accompagné l’hubris occidentale d’une extension indéfinie de « l’Otan global ». Ils n’ont pas écouté Kissinger qui, insistant sur les liens particuliers de l’Ukraine avec la Russie, déclarait : « L’Ukraine doit devenir un pont entre l’Europe et la Russie. Il faut concevoir pour elle un statut de neutralité. »
Et voici que tout bascule. L’Oncle Sam toise ses neveux et s’entend avec l’ours russe à partir d’une double résolution : l’Otan n’est plus une priorité géostratégique, l’Europe n’est plus une zone qui compte pour l’Amérique. L’Europe est seule. Qu’elle regarde à l’Ouest, à l’Est ou au Sud global, elle a perdu toute forme d’hégémonie ou d’influence. Obnubilé par son fantasme de « souveraineté européenne », Macron tente d’utiliser les circonstances pour pratiquer le spill over effect – l’effet d’engrenage. C’est la doctrine Monnet : ouvrir une crise, puis s’y engouffrer dans le seul but de fédéraliser l’union au nom de la nécessité vitale.
En guise d’amorce, notre président se dit prêt à partager le bouton de la dissuasion nucléaire avec nos voisins. Il s’agit là d’une forfaiture. Paris, Berlin et Bruxelles cherchent à esquisser les contours d’une nouvelle « communauté européenne de défense », comme en 1954. Déjà le projet de « programme européen pour l’industrie de défense » autorise que 35 % de la valeur des équipements provienne de technologies extra-européennes. Ceci permettra aux Américains d’avoir la haute main sur l’autorité de conception et la liberté d’exportation de nos équipements.
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C’est toujours la même histoire : l’Europe, avec la politique agricole commune, aura finalement délégué notre alimentation au marché mondial. Avec le Pacte vert, elle aura tué notre industrie automobile. Avec le projet européen de défense – EDIP –, elle s’apprête à tuer notre industrie de défense. Toute la débâcle de l’Europe est contenue dans la photo de Londres. Cette réunion a lieu dans un pays, l’Angleterre, qui est sorti de l’Union européenne, et en présence du chef d’un pays qui est extérieur à son périmètre. Au milieu de la photo trône Mme von der Leyen, qui incarne la fédéralisation à venir de la défense européenne, à la faveur d’un emprunt fédéral. On nous prépare un saut hamiltonien, un saut fédéraliste qui ne dit pas son nom.
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