Plus de trois mois maintenant que Boualem Sansal est prisonnier du régime algérien, que ses soutiens se confrontent aux atermoiements français et aux provocations algériennes. Il y a une affaire Sansal qui, comme des poupées gigognes, révèle des vérités successives dont on ne mesure pas toujours la portée et le sens.
L’écrivain-otage est à lui seul un homme persécuté tout autant qu’une métaphore des relations maudites entre Paris et Alger. L’énigme algérienne, pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, vient de loin. Elle étend son ombre sur la situation française comme elle l’étendit sous la IVe République à partir de 1954, au point d’être le creuset de nouvelles institutions. Derrière Paris, Alger pousse son souffle dans les corridors de notre vie politique intérieure, comme si, une fois de plus, près de sept décennies plus tard, le destin français s’indexait sur les passions algériennes, avec sans doute encore moins de maîtrise et de lisibilité qu’au siècle dernier.
Depuis son arrestation, Boualem Sansal est l’objet de supputations et de confusions. Selon Alger et le bâtonnier algérois, il aurait récusé ses avocats et n’aurait pas entamé une grève de la faim ; au dire de son conseil parisien, maître Zimeray, qui n’a reçu aucune notification d’une quelconque récusation, les informations algériennes sont sujettes à caution et possiblement manipulatrices. Le brouillard règne.
Radicalisation
L’affaire Sansal illustre la radicalisation du pouvoir algérien. Ce dernier n’a jamais changé de nature depuis 1962 ; il demeure autoritaire, policier, et combine une chimie où se mélangent les ingrédients du parrainage soviétique des débuts de l’indépendance et le référent islamisant sur lequel les hiérarques du régime appuient ou non en fonction des circonstances. Des esprits libres comme Sansal ou Daoud ont parfaitement décrit la sortie des années noires comme l’expression d’une nouvelle synthèse entre, d’un côté, les héritiers, militaires et politiques, du FLN, et les islamistes de l’autre : aux premiers l’État, la rente énergétique, etc., et aux seconds la société civile, l’éducation, le pouvoir culturel.
De ce mixte idéologique qui n’a réglé aucun des problèmes fondamentaux du peuple algérien, le ressort principal demeure la haine antifrançaise, dont l’usage sert à légitimer un système de domination. Boualem Sansal paye de sa liberté cette lucidité et le courage de l’avoir exprimé. Il est le premier dissident de ce nouveau totalitarisme. Depuis son arrestation, la répression s’est intensifiée en Algérie contre toutes les voix critiques : Ghilas Aïnouche, caricaturiste réfugié en France, vient d’être condamné par contumace à vingt ans de prison. L’affaire Sansal est ensuite le symptôme de la dégradation des rapports franco-algériens en général, de la relation Macron-Tebboune en particulier.
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Dès son accès à l’Élysée, Emmanuel Macron a donné des gages à Alger
Dès son accès à l’Élysée, le président français a donné des gages à Alger, notamment en matière mémorielle. L’aggiornamento de Paris sur la question saharienne a été vécu comme une trahison explicite du chef de l’État. L’arrestation de Boualem Sansal s’inscrit dans ce contexte comme s’y inscrivent également les campagnes antisémites orchestrées par les officines du pouvoir algérois contre son avocat français. Mais si l’on peut parler d’une affaire Sansal, c’est en raison de ses prolongements en France et de ce qu’elle dit en premier lieu de nos lâchetés.
L’Académie française ? Elle a refusé de suivre l’initiative de Jean-Christophe Rufin et d’Alain Finkielkraut enjoignant les immortels à faire de l’écrivain l’un des leurs immédiatement. Le Quai d’Orsay ? On attend qu’il se solidarise de maître Zimeray, que les dirigeants à Alger poussent à la récusation en raison de ses origines juives. La ministre de la Culture ? Elle se montre d’une discrétion confondante alors que l’un de nos plus grands romanciers est embastillé. Les organisations de défense des droits de l’homme ? Elles sont mutiques. Cette conspiration du silence est une aubaine pour le régime algérien qui active ses réseaux d’influenceurs en France. Certains ont leurs ronds de serviette à la télé.
Nombre de structures au sein même de la société française illustrent une complaisance, voire une porosité avec Alger. Et l’affaire pourrait s’avérer déstabilisante politiquement. Au sein même de la fragile coalition gouvernementale, les lignes s’affrontent entre les professionnels de l’apaisement et les partisans de la refonte complète de notre relation avec Alger. Après qu’à la suite du comité interministériel sur le contrôle de l’immigration, le Premier ministre a donné plutôt son appui à la seconde, le président de la République, à peine 24 heures plus tard, s’opposait à la remise en cause des accords de 1968.
Surdité algérienne
Là où les soutiens de Sansal se prononcent en faveur d’une politique de fermeté sur les visas, sur les facilités accordées à la nomenklatura algérienne pour se rendre et se déplacer dans l’Hexagone, pour une offensive sur les comptes des oligarques algériens dont un chercheur, Lahouari Addi, expliquait récemment dans L’Express que leur dévoilement par les autorités françaises susciterait un extrême embarras parmi les dignitaires algériens, la diplomatie de l’accoutumance à l’activisme provocateur du pouvoir algérois continue d’opérer au sein même de notre appareil étatique, au risque d’ajouter le déshonneur à la défaite.
Le Premier ministre a laissé six semaines à Alger pour donner des gages de bonne volonté en matière de coopération sur les OQTF. Si rien ne se passe, et que Boualem Sansal reste emprisonné, qu’adviendra-t-il de cette fermeté affichée, par ailleurs inexplicablement contredite par Emmanuel Macron ? Le compte à rebours qui vient de commencer interroge la stabilité gouvernementale et l’arrimage des LR à un exécutif qui ne tirerait pas les conséquences de la surdité algérienne.
L’affaire Sansal a tout d’une bombe à fragmentation multiple
L’affaire Sansal a tout ainsi d’une bombe à fragmentation multiple : elle est géopolitique, culturelle du fait de la présence d’une importante diaspora algérienne sur notre territoire, mémorielle et morale, mais elle comporte aussi un volet politique qui touche jusqu’à l’os la République. Elle porte en elle les germes d’une possible crise politique et institutionnelle. Les dirigeants algériens le savent, spéculent sur cette fragilité. Une raison supplémentaire pour ne rien leur céder. Le courage de Boualem Sansal nous oblige, lui qui nous incite à rester debout : « Le vrai drame pour un peuple, écrit-il, c’est l’ataraxie, lorsque meurt en lui le goût de se battre, et c’est ce qui nous arrive, tout nous effraie, tout nous décourage, un bruit et hop, nous voilà à genoux, tremblant, battant notre coulpe, bafouillant des excuses »…
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