Force est de constater que Sandrine Rousseau a beaucoup plus de lectures que ne le croient les malveillants esprits qui, lorsqu’elle avait attaqué le symbole prétendument viril du barbecue en 2022, s’étaient copieusement moqués d’elle. Car l’élue, qui a l’élégance de dissimuler sans cesse aux regards l’épaisseur de son érudition, s’était alors simplement contentée d’exprimer – avec ses mots – l’une des thèses centrales du livre de Carol J. Adams, La Politique sexuelle de la viande, ouvrage paru en 1990 aux États-Unis et en français en 2016, aujourd’hui proposé en édition augmentée, avec une postface inédite de l’auteur.
Dans cet essai que l’on peine à qualifier – terrifiant, fascinant, ou seulement symptomatique de ce que la pensée livrée à elle-même peut couver de délire ? –, Adams, grande figure du féminisme et du véganisme (née en 1951, à New York), soutient que « le même statut est attribué aux femmes et aux animaux dans le monde patriarcal, c’est-à-dire celui d’un objet et non d’un sujet » et que « la masculinité, qui est une construction mentale provenant d’un pseudo-modèle binaire des genres » est toujours parvenue à assurer sa domination sur ces deux groupes en invisibilisant leur individualité, ce qui serait perceptible dans toutes les strates de la culture, singulièrement en Occident.
Ainsi forge-t-elle le concept de « référent absent » sur lequel se fonde toute sa philosophie : de même que les femmes seraient dépossédées d’elles-mêmes par un processus de « réification » illégitimement admis – à travers la publicité, la pornographie, etc. –, de même les animaux seraient-ils chosifiés par le truchement de la consommation carnée quasi indissociable historiquement du modèle masculin, au sens où leur « dépeçage » en steaks et autres filets puis leur préparation culinaire annihileraient leur intégrité réelle, l’auteur allant même jusqu’à dénoncer spécifiquement l’« exploitation des processus reproductifs des animaux femelles dans la production de lait de mammifères et d’œufs », soit ce qu’elle désigne par le terme « protéines féminisées ». Dit plus crûment : il convient de prendre conscience que femmes et animaux sont, de manière identique, niés en tant que tels – rendus « absents », donc – par le pouvoir du mâle qui affirme sa puissance en consommant leur chair, que ce soit concrètement ou métaphoriquement.
Rien de nouveau, rétorquera-t-on ; il y a beau temps que l’intersectionnalité des luttes a pénétré le débat public. Soit, et l’essayiste précise bien : « La consommation de viande est aux animaux ce que la suprématie blanche est aux gens de couleur, l’antisémitisme aux juifs, l’homophobie aux gays et lesbiennes, et la misogynie aux femmes. Chacun de ces groupes subit l’oppression d’une culture qui refuse de l’assimiler complètement sur son territoire et de lui accorder des droits. » Cependant, dans la très éclairante postface qu’elle a donnée, elle prend soin d’indiquer qu’elle a « compris, début octobre 1974, l’existence d’un rapport entre le féminisme et le végétarisme ainsi qu’entre la consommation de viande et un monde où règne le patriarcat ».
Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis cette « révélation » qui a abouti entretemps à La Politique sexuelle de la viande, texte évidemment émaillé d’écriture inclusive, essentialisant à l’excès et comme congelé par l’idéologie, où la littérature, l’histoire de la pensée, la langue, l’évolution des pratiques alimentaires, celle de notre rapport au corps, etc., sont explorées afin de mettre au jour les mécanismes qui ont permis et permettent encore au patriarcat, par nature viriliste et « réactionnaire », d’asseoir son hégémonie.
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La Politique sexuelle de la viande est à l’écoféminisme – dont se réclame Sandrine Rousseau – ce que La Libération animale (1975) de Peter Singer est à l’antispécisme. Si l’on veut saisir, au-delà des déclarations farfelues qui affleurent ici ou là, sur quel édifice spéculatif s’appuie l’actuel et fiévreux combat de « certain.e.s » contre « l’androcentrisme », sa lecture est absolument indispensable.
La politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne, de Carol J. Adams. Préface de Nora Bouazzouni. Le Passager clandestin, 384 pages, 25 euros.
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