Le JDD. Le monde est sous le choc du clash de vendredi dans le Bureau ovale… Au-delà de sa brutalité, que peut-on en dire froidement ?
Pierre Lellouche. Cette brutalité peut se produire en privé, même entre chefs d’État, mais devant les caméras, c’est sans précédent. Sur le fond, il n’y a pas vraiment de nouveauté. L’été dernier, je finissais d’écrire mon livre dans lequel j’exposais le cœur du sujet : l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre militairement. On le sait depuis fin 2022-début 2023. Après l’échec de la contre-offensive lancée en juin 2023, nous sommes dans une guerre d’attrition que l’Ukraine ne peut pas gagner à cause du différentiel démographique. La guerre d’usure n’est pas une solution et on en arrive à la nécessité d’un cessez-le-feu.
Dont Volodymyr Zelensky ne veut pas…
Ce qu’il veut, c’est un traité de paix en bonne et due forme, et qui comporte des garanties de sécurité robustes. Pour lui, la meilleure, c’est naturellement que l’Ukraine soit dans l’Otan. L’ironie tragique de cette affaire, c’est que toute cette guerre a pour origine la volonté du président George W. Bush d’inclure l’Ukraine et la Géorgie dans l’Otan. La cause de la tension depuis l’indépendance, c’est : où va l’Ukraine ? À l’ouest ou à l’est ? En 2004, le président Iouchtchenko m’a dit faire de l’entrée de son pays dans l’Otan une priorité absolue. Neuf ans plus tard, fin 2013, Vladimir Poutine m’a dit en privé que pour lui, l’Ukraine n’ira jamais à l’Ouest, qu’il préférerait la détruire. C’est un casus belli pour lui, mais pas seulement. Il y a une forme de consensus en Russie : Gorbatchev, Brejnev, Soljenitsyne… même Navalny, pensaient que l’Ukraine doit rester dans la zone d’influence russe et qu’à tout le moins, le Donbass et la Crimée appartiennent à la Russie. Le paradoxe important, c’est que les États-Unis ont changé d’avis sur cette affaire. Depuis Obama, les présidents américains, Biden lui-même et, bien sûr, Trump, ne veulent plus que l’Ukraine rentre dans l’Otan. Dès lors, pourquoi fait-on cette guerre ? En fait, pour rien, puisqu’il n’est pas question que l’Ukraine rentre dans l’Otan, même si cela reste son but affiché.
Zelensky a même proposé de quitter le pouvoir, si c’était le prix à payer…
La suite après cette publicité
Mais même pour Biden, c’était inenvisageable : pas question de risquer une Troisième Guerre mondiale ! Trump n’a rien dit d’autre vendredi. Il l’avait déjà dit en France à Zelensky, qui s’est alors tourné vers les Européens en leur disant qu’il lui faudrait une armée européenne de 200 000 hommes. Mais elle n’existe pas ! Depuis trente ans, on ne s’est pas occupé de l’Ukraine, et pas davantage de nos armées qui sont aujourd’hui à l’os. Les Américains ont refusé à Emmanuel Macron comme à Keir Starmer la protection d’un éventuel déploiement : pour eux, cela reviendrait de facto à élargir l’Otan à l’Ukraine. Pour les Russes aussi, c’est exclu : ce serait l’Otan sans le nom.
Il n’y a donc pas d’autre horizon que les conditions décidées par les Américains ?
La guerre ne peut pas continuer si les Américains arrêtent les livraisons d’armes, ce qui est en train de se produire. Les Européens ne peuvent pas les remplacer, malgré tout ce qui a été raconté sur le réarmement et l’économie de guerre. Trump exige d’être remboursé, en annonçant d’ailleurs des chiffres fantaisistes : ils n’ont pas dépensé 350 milliards, mais 120 milliards, dont 60 qui sont allés directement à l’industrie militaire américaine… Les Ukrainiens veulent bien arrêter la guerre, mais à condition d’avoir des garanties de sécurité. D’où la panique, il n’y a pas d’autre mot, malheureusement, des dirigeants européens qui ont conduit cette affaire. En avril 2022, ils ont suivi les Américains dans cette guerre par procuration, non déclarée, contre la Russie ; il n’y a pas eu de débat et personne n’a dit qu’il fallait peut-être se demander ce qu’on était en train de faire… Aujourd’hui, Trump dit que de toute façon, c’est réglé, qu’il a la parole de Poutine et que cela lui suffit. Nous voilà dans une situation épouvantable où on ne sait plus à quel saint se vouer. Les Européens se découvrent non plus un, mais deux démons, le russe et l’américain.
Invoquer la parole de Poutine comme une garantie est impossible à entendre pour Zelensky…
Il défend son pays et il a bien raison de le faire. Mais on ne découvre pas que les Américains peuvent soudainement tourner les talons et changer complètement le cours de la politique étrangère. Quand le président Wilson est rentré aux États-Unis après la Première Guerre mondiale, le Sénat américain a refusé de ratifier le traité de Versailles… De Saïgon à Kaboul en passant par le chah d’Iran ou Moubarak abandonnés du jour au lendemain, il y a eu quantité de revirements des Américains… au détriment de leurs alliés du moment.
Trump est tout à fait capable de signer demain avec Poutine et éventuellement Xi Jinping un accord de désarmement nucléaire
Donald Trump applique-t-il un simple « America first » ou bien se révèle-t-il « l’homme de Moscou » ?
Je n’ai jamais cru à ces histoires de barbouzeries. Trump mène avec son ami Musk une véritable révolution intérieure dans une Amérique qui, en parallèle, devient à la fois nationaliste, protectionniste, isolationniste au sens d’avant 1914 et impérialiste. L’Amérique traite ses alliés comme ses adversaires, sans aucune espèce d’affect, se positionnant comme le pôle principal d’un monde où il n’y a que deux ou trois autres pôles au maximum. Les Américains veulent sortir de cette guerre par procuration pour redémarrer des relations économiques rentables avec la Russie et au passage, essayer de la tirer hors des bras de la Chine. Ce qui correspond aussi aux intérêts des Russes, qui ne sont pas complètement idiots : ils ont bien compris qu’une des conséquences de la guerre en Ukraine, c’est qu’ils deviennent des vassaux de la Chine. Eux aussi ont besoin de desserrer cette étreinte. Trump est tout à fait capable de signer demain avec Poutine et éventuellement Xi Jinping un accord de désarmement nucléaire, dans l’esprit de l’accord de Reykjavik entre Reagan et Gorbatchev à l’époque ! Son véritable objectif est, par la puissance économique et l’industrie de la tech, de dominer un monde qui ne serait plus celui de 1945, régi par le droit et les organisations internationales… Cette révolution à l’œuvre va avoir des conséquences sur la pérennité de l’Union européenne. On répète le slogan « l’Europe, c’est la paix », mais c’est l’Otan qui a assuré la paix en Europe depuis 1945, pas l’UE ! Trump est en train de tirer le tapis sous les pieds des Européens.
Les dirigeants européens n’ont-ils pas vécu cette guerre au présent en oubliant le temps long ?
La vérité, c’est que la question ukrainienne s’est posée dès 1991, au moment de l’indépendance. Or on n’a pas su, ni du côté américain ni du côté européen, ouvrir une négociation avec les Russes sur la neutralité de l’Ukraine, qui aurait pu avoir un statut semblable à celui de l’Autriche et de la Finlande à l’époque, et conserver ainsi la totalité de son territoire, en évitant la guerre. Les torts sont partagés, malheureusement. Zelensky dit qu’ils ont été abandonnés, mais il oublie de dire qu’il s’était engagé à faire passer cette loi sur la fédéralisation de l’Est de l’Ukraine, qui n’a jamais été votée. Du côté occidental, on a péché par ignorance et indifférence. L’Ukraine s’était déjà présentée devant les Européens au moment du traité de Versailles, puis en 1945, quand Staline a tracé les frontières… À chaque fois, les Européens n’ont pas voulu regarder en face le destin de ce pays qui pourtant engage celui de l’Europe.

Source : Lire Plus