La vieille Europe en pleine détresse se demande ce qui lui arrive. Voilà qu’il faudrait tout à coup, sans avertissement ni préparation, couper dans nos multiples dépenses de bien-être pour fabriquer des armements. Affolement de constater que nous ne sommes plus régis par le droit international, mais par la force.
Comme nous étions fiers de nous dire des pays « kantiens » pendant que les États-Unis étaient un pays « hobbesien » ! Autrement dit, des pays attachés seulement au droit et à la morale, écartant la force par principe et attendant la paix éternelle, pendant que les Américains, eux, vivaient encore dans le règne de la force et nous protégeaient de périls qui bientôt n’existeraient plus… Et cela a duré des décennies, plus d’un demi-siècle, au point de devenir une seconde peau. Nous avions remplacé les lendemains qui chantent du communisme par une autre utopie, non moins dangereuse : nous ne voulions que la paix, et en conséquence nous étions sûrs que le monde entier ne voulait que la paix, sinon quelques tribus primitives que nos tribunaux pourraient châtier – la police à la place de la guerre. L’ampleur et la puissance de notre empire culturel mondial nous ont conféré l’illusion de pouvoir remplacer la politique et la guerre par la morale et le droit.
Nous avons passé nos décennies à organiser des tribunaux pour les despotes de la terre entière, à semoncer moralement les bellicistes et les persécuteurs. Les grands pays n’y adhéraient pas et nous n’attrapions guère dans nos filets que les dictateurs des petits pays faibles, à commencer par la pauvre Afrique. Mais contre toute réalité, nous poursuivions ce rêve d’un gouvernement mondial dont le tribunal et le discours moral aboliraient la guerre.
La force qui domine
L’excentricité, et même la dangerosité de ce rêve, a commencé à apparaître quand on a vu récemment Poutine se rendre en Mongolie à notre nez et à notre barbe. Nous commençons à comprendre que notre droit international est un instrument de police occidental, un reste de la colonisation culturelle, et si le TPI a des problèmes pour se faire obéir, c’est parce que la colonisation culturelle est en train de tomber en miettes. Bien sûr, le droit international est fondé sur des lois morales universelles (et pas seulement occidentales !). Mais nous avons tenté d’imposer un niveau moral et juridique élevé à la terre entière, grâce à notre statut d’hégémon, et ce moment est passé. Il nous faut nous débarrasser de ce que l’écrivain italien Ernesto De Martino appelait notre « ethnocentrisme dogmatique ».
La politique, c’est le gouvernement d’une société au milieu de l’inimitié du monde
Lorsque Trump a entamé, il y a peu de jours, une entente avec Poutine, en nous signifiant qu’il ne nous servirait plus de bouclier, les écailles nous sont tombées des yeux toutes en même temps. Partout, une rancœur devait couver, sinon l’inimitié générale envers l’Occident ne surgirait pas avec tant d’ampleur depuis le tournant du siècle. Dès que l’hégémon est à terre, on s’acharne sur lui, se vengeant ainsi des humiliations qu’il a fait subir. En même temps que la puissance de notre empire s’effondre, la réalité du monde nous éclate à la figure : la politique, ce n’est ni la morale ni le droit, c’est la force et la protection d’abord. Morale et droit sont des attributs d’humanité, des forces d’espérance, qu’on doit tenter toujours d’adjoindre à la politique. Mais le fondement, c’est la force. Nul n’y échappe. Aujourd’hui, à notre grande indignation, deux bandits fanfarons et mythomanes se partagent le monde, ils vont étaler des accords prétentieux qu’aucun, bien sûr, ne respectera. La force domine et il faut lui faire face.
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La politique, c’est le gouvernement d’une société au milieu de l’inimitié du monde. Et il faut ajouter, pour les démocraties à l’occidentale : en tenant compte à l’intérieur de l’adversité des opinions. La politique consiste à protéger la société qu’elle a en garde, et la mise en place d’un État-providence est secondaire (en tout cas devrait l’être). Elle suppose de différencier les ennemis de l’extérieur, face auxquels il faut pouvoir opposer la force, et les adversaires de l’intérieur, avec lesquels on parle. Nous sommes si persuadés que les ennemis extérieurs ne devraient plus exister que nous traitons comme des ennemis certains de nos adversaires intérieurs, créant des cordons sanitaires contre un diable introduit dans la maison. Autrement dit, notre méconnaissance totale de ce qu’est un ennemi nous fait désormais voir l’ennemi là où il n’est pas. Quel désordre de l’esprit ! Il est indispensable d’assumer l’existence permanente d’adversaires intérieurs ; mais aussi d’ennemis extérieurs, parce que les cultures dans le monde sont diverses, et la diversité suscite l’inimitié. La paix perpétuelle n’existe que dans les despotismes et dans les cimetières, et Kant ne disait pas autre chose : un État universel serait un despotisme universel qui aurait remplacé la guerre par la police. Tendre à la paix et à la diplomatie, éviter les guerres autant que possible : cela reste à la fois indispensable et secondaire – nous ne sommes pas des nations d’anges.
Il faut assumer l’existence d’adversaires intérieurs
Ranimer le vieil Occident
Nous assistons avec Trump à une tentative désespérée (et désespérante) de ranimer le vieil Occident, le « pays du soir » (Abendland) qui, disait Spengler, est décidément « à son soir », parce qu’il ne sait même plus ce qu’est la politique. Si la guerre est, selon la célèbre phrase de Clausewitz, « la continuation de la politique par d’autres moyens », la politique est aussi la continuation de la guerre par des moyens pacifiés et courtois : autrement dit, l’acceptation de la différence des points de vue, la reconnaissance de l’adversité des tempéraments humains et la volonté de l’assumer avec fermeté et respect. Notre incapacité à accepter la guerre (c’est-à-dire une inimitié à laquelle il faut répondre par la possibilité de la force), est parallèle de notre incapacité à accepter la politique – que nous remplaçons par la morale en traitant des adversaires en ennemis, et par le droit, en réduisant de plus en plus l’espace de la décision tant des citoyens que des gouvernants.
Les philosophes lituaniens, qui s’estiment kantiens de cœur puisqu’ils ne sont séparés de Kaliningrad que par l’isthme de Courlande, ont organisé des colloques à Vilnius pour le 300e anniversaire de la naissance de Kant. L’un des colloques reprenait ironiquement la célèbre maxime, « Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi », en annonçant comme titre : « La loi morale en moi, les drones au-dessus de moi ». Les peuples d’Europe centrale et orientale n’ont jamais douté que les pays du monde réel vivent sous les vols de drones davantage que sous le ciel étoilé, mais les pays d’Europe de l’Ouest l’avaient carrément oublié. Le réveil est brutal – et salutaire.
Chantal Delsol est philosophe et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques et vient de publier Insurrection des particularités, aux éditions du Cerf, 320 pages, 21,90 euros.
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