La notion de « sécurité » est au cœur de la doctrine et de l’action extérieures des États. En 2015, face à la « crise des migrants », les nations d’Europe centrale convergeaient. Réunies sous l’égide du groupe de Visegrad, la Pologne et la Hongrie appelaient à défendre les frontières du Vieux Continent. La notion de « sécurité sociétale », qui légitime le besoin pour toute société de veiller à sa cohésion culturelle, primait. Elle prenait le pli d’une histoire habitée par la lutte pluriséculaire des « petites nations » (Milan Kundera) de l’Est pour la sauvegarde de leur souveraineté et de leur identité nationale. C’était avant l’invasion russe de l’Ukraine.
Depuis février 2022 et l’ultime manifestation du bellicisme poutinien, deux orientations « sécuritaires » s’affirment en Europe centrale. La Pologne revendique une conception « territoriale » de sa sécurité, attachée au droit international et au principe d’intangibilité des frontières. « La Pologne n’a pas encore péri », rappelle l’hymne national. « L’Europe non plus », rappelait dernièrement son Premier ministre, le libéral Donald Tusk, alors que son gouvernement assure la présidence tournante de l’UE et prévoit de consacrer 4,7 % du PIB national au budget de ses armées.
Dans un monde multipolaire, indifférent à la nature des régimes, l’Europe doit adopter une approche plus souple, plus « réaliste »
La Hongrie de Viktor Orban défend, elle aussi, un renforcement de la sécurité continentale, mais au nom d’une menace plus insidieuse, moins extérieure qu’intérieure, incarnée par l’arrogance aveuglante des élites européennes. « Un thème fréquent aujourd’hui dans la réflexion [politique], notait Orban en juillet 2014, lors de son premier grand discours sur l’illibéralisme, est de comprendre les systèmes qui ne sont pas occidentaux, pas libéraux […] et qui apportent quand même le succès à leur nation […] : Singapour, la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie. » La Hongrie invite Bruxelles à sortir d’une logique de blocs (« bloc occidental » versus « bloc autoritaire ») surannée. La guerre froide est terminée, résume Budapest. Dans un monde multipolaire, indifférent à la nature des régimes, l’Europe doit adopter une approche plus souple, plus « réaliste », se rapprocher d’États qui ne pensent pas comme elle mais qui peuvent, malgré tout, répondre à la poursuite légitime de ses intérêts.
À l’image de la Slovaquie de Robert Fico, la Hongrie marchande son vote en faveur des sanctions visant la Russie pour obtenir des garanties sur sa sécurité d’approvisionnement énergétique, encore fort dépendante des importations de gaz et de pétrole russes. Budapest met en avant les limites de son ancrage géographique. Contrairement à la Pologne, la nation magyare ne dispose pas d’un accès direct à la mer, et donc de terminaux méthaniers susceptibles de réceptionner le GNL américain. Mais Budapest n’ignore pas non plus la valeur stratégique de sa géographie, tel un pont entre l’Ouest et l’Est, où se situe le centre de gravité d’une mondialisation désoccidentalisée, tirée par la croissance de l’Asie.
La Hongrie incarne la version européenne de la nouvelle « géopolitique des petites puissances » (Thibault Fouillet, 2024). À rebours de son voisin polonais, elle n’entend pas choisir un camp, mais tirer avantage de son non-alignement, meilleur moyen, selon elle, de limiter les risques de satellisation qui menacent tout État périphérique enfermé dans des réseaux d’alliance rigides.
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« Les États ont la politique de leur géographie », résumait Napoléon. L’Europe centrale n’ignore pas ce théorème. À l’image de la Pologne, qui défend sa sécurité territoriale, mise en cause par le retour de la puissance russe. À l’image de la Hongrie, qui défend sa sécurité économique, jugée tout aussi légitimement menacée par l’inconséquence géopolitique de l’Europe.
Max-Erwann Gastineau est essayiste, spécialiste de l’Europe centrale et enseignant en relations internationales à l’Institut catholique de Paris.
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