Tocqueville voyait « dans l’Amérique, plus que l’Amérique ». Depuis près de deux siècles, en effet, l’histoire même des États-Unis féconde souvent le devenir de la planète. Alors que les envolées épiques de Donald Trump irisent les médias et les opinions, un examen rétrospectif des mythes fondateurs de la glorieuse nation nous invite à nuancer cette indignation générale souvent surjouée. Les velléités d’annexion du Canada et du Groenland, comme le discours messianique ou le retour à un protectionnisme exacerbé ne devraient en réalité pas nous surprendre. Ils ne sont que la déclinaison d’une longue épopée qui puise sa source dans le récit sublimé des Américains depuis le XVIIe siècle.
En 1620, les pèlerins calvinistes du Mayflower emportent du Vieux continent un vibrionnant élan religieux vers l’Amérique septentrionale qui n’a jamais quitté le pays depuis. La nouvelle Jérusalem sera le lieu de la réalisation de la Destinée manifeste. Au sein de communautés confrontées à une nature hostile, ces aventuriers du Nouveau Monde ne trouvent de réconfort que dans une Foi chevillée au corps.
Leur zèle pousse les premiers groupes protestants à traquer la moindre « dissidence » pour faire advenir plus rapidement l’évangélique City upon a Hill. Mais marginalisations, procès et persécutions altèrent l’image d’un pays forgé dans la liberté religieuse mais explique, en partie, le mode opératoire de l’actuel puritanisme woke. Dans une perspective éminemment eschatologique, tout sujet devient l’objet d’une lutte entre le Bien et le Mal. La communauté, d’essence spirituelle, constitue le creuset de la démocratie.
Au sein d’une société alors fragmentée et sans État, prime la force du serment qui assure à chacun le soutien indéfectible de l’Autre. En 1917, la promesse de ne jamais abandonner un Marine sur le champ de bataille en est l’héritière. L’effort de conciliation de la nation passe aussi par l’hypothèse d’une agglomération naturelle des autochtones au projet civil des missionnaires. Thanksgiving, en novembre 1621, célèbre ainsi la sédentarisation enfin accomplie d’une société qui a su triompher de l’adversité et de la famine. Auparavant, la relation, romancée, du capitaine Smith et de l’amérindienne Pocahontas, a servi le récit d’une alliance pacifique entre Indiens et colons. Au XIXe siècle, la figure maternelle de Sacagawea à la postérité disputée par les féministes et comme celle de l’esclave York portant les armes pour la bannière étoilée concourt à ce dessein unanimiste.
Convaincu de la singularité de la jeune République, une curiosité en cette fin du XVIIIe siècle, Jefferson confie en 1803 à l’expédition Lewis et Clarke le soin de découvrir le reste du continent pour y promouvoir, du sud au Canada, la figure du propriétaire farmer et du pionnier, images de la liberté individuelle. La conquête de l’Ouest ne fut pas une sinécure et dessine le rapport spécifique que les Américains entretiennent avec leur terre. Des avanies du Mayflower aux difficultés de l’expansion du Far West sourd l’idée que la nature ne se donne qu’à ceux qui le méritent. Tocqueville, « Chez les Américains […] ce qu’on y trouve, c’est l’image de la force, un peu sauvage il est vrai, mais pleine de puissance ; de la vie, accompagnée d’accidents, mais aussi de mouvements et d’efforts. » La Nature est surtout à protéger en ce que la terre américaine est sacrée comme un don divin.
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À la fin du XIXe siècle, la « Frontière » évoqué par Turner, horizon mobile de l’Amérique, sépare l’espace régénéré du monde vicié. L’Américain cesse alors de regarder l’Europe corrompue pour se tourner vers l’Ouest nouveau. Les liens commerciaux avec les Indiens sont détournés de l’Angleterre et du Canada au profit des États-Unis. Les Américains n’ont pas attendu de faire disparaître ce limès, une fois le Pacifique atteint, pour le déplacer à l’échelle du monde. Depuis 1898, il y a toujours une frontière à franchir pour la rédemption des autres nations.
Le mouvement de libéralisation semble irrésistible après 1945 mais n’épuise pas les réserves faites face au libre-échange
Donald Trump les veut moins franchissables pour son pays. Promouvant une extension des droits de douane, il est accusé d’avoir bafoué l’esprit du libre-échangisme originel. Son « protectionnisme », en réalité du mercantilisme, renoue pourtant avec le Bref traité sur la richesse des royaumes de Serra publié en 1613 et avec la volonté des Pères Fondateurs de « protéger les frontières des ravages causés par d’autres pays ». Certes, ce patriotisme économique est discuté dès le XVIIIe siècle entre l’agrarien libéral Thomas Jefferson et l’industrialiste protectionniste Alexander Hamilton. Mais tous s’accordent alors sur la nécessité d’un tariff comme ressource fiscale.
Le débat interroge aussi la place de l’État fédéral face aux normes particulières des États fédérés. Le mouvement de libéralisation semble irrésistible après 1945 mais n’épuise pas les réserves faites face au libre-échange. Du refus d’une organisation mondiale du commerce au profit d’un accord de réciprocité en 1945 à Trump, le protectionnisme des Républicains s’inspire encore du Tariff Act (1897) de McKinley. Le libéralisme a ses limites.
Les mythes fondateurs de l’Amérique peuvent s’ouvrir à des interprétations très variées, justifiant parfois des politiques contradictoires. Mais ce besoin de communier aux exploits sublimés des pèlerins et des pionniers signe le retour indispensable à une histoire qui doit refonder une fragile unité nationale et rendre à l’Amérique sa grandeur.
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