C’était en 2003. L’Europe, déjà désunie, hésitait à s’engager en Irak tandis que l’Amérique distribuait bons et mauvais points aux nations du Vieux Continent. Fanfaron, le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld qualifiait l’Europe de l’Ouest, et la France en particulier, de « vieille Europe », celle qui, sous Jacques Chirac, refusait de participer à la deuxième guerre du Golfe. La secrétaire d’État, Condoleeza Rice, va-t-en-guerre à talons hauts d’une administration Bush composée de faucons, réfléchissait aux sanctions contre les indociles : « Punir la France, ignorer l’Allemagne, pardonner la Russie. » Vingt-deux ans plus tard, l’Europe est veuve de cette Amérique qui l’associait à ses aventures. Dans un bouleversement transatlantique jamais vu depuis la présidence du républicain Warren Harding, il y a tout juste un siècle.
Un espace-temps étrangement semblable à celui de 2025. Harding, qui succédait à Woodrow Wilson, récupérait une Amérique qui, après la Grande Guerre, ne voulait plus s’occuper des maux européens. Comme Donald Trump aujourd’hui, le 29e président des États-Unis n’avait d’autre ambition internationale que d’augmenter les droits de douane, réduire l’immigration, et se retirer des affaires du monde. Son slogan ? « America First », déjà !
En réglant tout seul, dans un tango précipité avec Moscou, le conflit entre l’Ukraine et la Russie, en snobant ses partenaires, Donald Trump, isolationniste décomplexé, laisse à l’Europe la gestion de ses maux et révèle, s’il le fallait encore, la dépendance de l’Ancien monde aux États-Unis. À une Amérique mondialiste qui avait rendu l’Europe accro à son interventionnisme.
L’Europe ne s’était pas préparée à un abandon grossier
L’artifice tenait depuis l’après-guerre : l’Union européenne n’était pas toujours d’accord avec les États-Unis mais elle avait son rond de serviette à leur table. Kennedy, Reagan, puis les néoconservateurs entretenaient ce mythe d’une Amérique qui jouait collectif. La Pax americana s’imposait naturellement à des puissances régionales incapables de produire autre chose que des communiqués.
Il y a vingt ans, l’Europe haïssait George W. Bush. Faute d’une politique étrangère commune, Bruxelles haussait le ton comme on hausse les épaules. Après tout, l’Oncle Sam, même belliciste, partageait avec les Européens une feuille de route simple : celle de l’ingérence sous pavillon américain.
La suite après cette publicité
Donald Trump ne veut plus de ce mondialisme stipendié par ses contribuables. Lâcher le Donbass et la Crimée n’est, pour lui, qu’une question comptable, au même titre que la suppression d’un ministère. Pire : il le dit sans nuance. Stupéfaction chez les Européens qui ne s’étaient pas préparés à ce que Washington les abandonne aussi grossièrement. Jusqu’en janvier, l’unité face à Moscou ne tenait que dans la mesure où le Congrès arrosait régulièrement l’Ukraine de dollars et d’armes made in USA. Les masques sont tombés.
Dans un tweet passé presque inaperçu, l’ex-président russe Dmitri Medvedev, dont Barack Obama vantait naguère l’occidentalisme, et qui se régale depuis le début du conflit à commenter les déconvenues de l’Ouest, savourait le spectacle de cette Europe « devenue une internationale anti-Trump ». Ironiquement, même ce credo ne suffit pas à donner corps à une politique commune. Donald Tusk, Premier ministre polonais, dirige le gouvernement d’un pays qui compte 10 000 soldats américains sur son sol. Varsovie, à quatre mois de l’élection présidentielle, ne peut se payer le luxe de faire du règlement du conflit une question électorale centrale dans un pays qui a accueilli un million de réfugiés ukrainiens. « Pas question d’envoyer des troupes », a prévenu Tusk, pourtant férocement anti-Trump.
Le ton de Donald Trump sur Truth Social est celui d’un businessman, pas d’un diplomate
Giorgia Meloni, pour anti-Poutine qu’elle puisse être, ne veut pas gâcher la relation spéciale que Rome a réussi à établir avec le triumvirat Trump-Vance-Musk. Chouchoutée par Washington, la présidente du conseil italien n’a que faire des leçons de Paris. Olaf Scholz dénonce cette « paix imposée »… Avec quel effet ? Le chancelier allemand est condamné à disparaître dans quelques semaines après avoir, préventivement, expliqué que tout bon score de l’AfD aux législatives serait la marque de l’ingérence des États-Unis que Berlin a toujours vue d’un bon œil à Kiev.
Donald Trump n’est pas Henry Kissinger, convaincu du rôle central de l’Amérique dans la gestion des équilibres mondiaux. Son ton sur Truth Social est celui d’un businessman, pas d’un diplomate : « Cette guerre est bien plus importante pour l’Europe que pour nous. Nous avons un grand et bel océan qui nous sépare. » Le désengagement américain est une promesse de campagne de plus qu’il coche sur son agenda. Pas davantage que ses prédécesseurs, il ne voit Bruxelles comme un centre de décisions.
Sa méthode – ne pas faire comme s’il existait une volonté européenne commune – présage de la suite. Sur les tarifs douaniers, il devrait privilégier au cas par cas les pays qui feront profil bas et être plus dur avec le front anti-trumpiste. Sans jamais, encore une fois, considérer le Vieux Continent comme autre chose qu’une somme de pays inertes et de seconde zone.
Source : Lire Plus