Le JDD. La Cour des comptes chiffre le déficit entre 14 et 15 milliards d’ici à 2035. Moins alarmiste donc que l’évaluation du Premier ministre. Cela doit-il nous rassurer ?
Patrick Martin. Non seulement je ne le trouve pas rassurant, mais je le juge extrêmement préoccupant. Ce rapport corrobore les chiffrages du Conseil d’orientation des retraites (COR). Il est incontestable, et venant d’une telle institution, personne ne peut soupçonner qu’il soit biaisé. Ces chiffres sont glaçants. Malgré la réforme en cours, le déficit atteindrait 32 milliards en 2045 et générerait un surcroît d’endettement de 350 milliards d’euros. Face à ces réalités, acteurs politiques et partenaires sociaux doivent faire preuve de responsabilité et refuser le déni.
Vous avez l’air d’en douter…
Lors du tour de table qui a suivi la présentation de ce rapport par Pierre Moscovici, j’ai été surpris de constater que la plupart des organisations présentes semblaient considérer que c’était un non-événement. Ce n’est pas le cas du Medef ! Il faut replacer le sujet spécifique des retraites, qui pèse énormément sur nos dépenses sociales, dans un panorama général qui est lui-même préoccupant. Rappelons les chiffres : 3 300 milliards d’euros de dette publique, un déficit 2024 à 6,1 % du PIB et une prévision 2025 optimiste à 5,4 %, un déficit commercial de 81 milliards d’euros, une croissance atone et un marché de l’emploi en train de se retourner. Nous ne pouvons pas traiter le sujet des retraites, en lui-même déjà considérable, comme s’il était isolé d’un contexte général plus qu’inquiétant.
On perçoit dans votre discours une part de colère…
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Nous souffrons de myopie collective ! La réforme Borne avait été digérée bon gré mal gré par l’opinion. Le choix de revenir dessus, alors qu’il y a tant de défis urgents auxquels nous devons répondre sous peine de voir la France dévisser davantage en Europe et dans le monde, me semble incompréhensible. Dans un autre pays, la publication des chiffres de la Cour des comptes aurait produit un effet de sidération et amené les uns et les autres, en responsabilité, à ne surtout pas proposer une révision de la réforme en cours pour en réduire la portée.
« Il faut préserver la réforme des retraites et, à terme, l’amplifier »
Ce sera votre position dans les négociations à venir : pas touche aux 64 ans ?
A minima, préservons l’âge légal de départ à 64 ans. Si l’on était réaliste, il faudrait peut-être même le pousser un peu plus loin.
Jusqu’à quel âge ?
Nous avions plaidé au moment du débat sur la réforme Borne pour les 65 ans. La Cour des comptes a fait le calcul : si on rabaisse l’âge légal à 63 ans, cela creusera le déficit de 13 milliards par an d’ici à 2035. A contrario, si on poussait le curseur à 65 ans, cela réduirait le déficit à peu près du même montant. C’est arithmétique !
N’est-ce pas un peu provocateur de défendre les 65 ans ?
Manifestement, tout le pays n’y est pas prêt. Mais si l’on veut, dans la durée, assurer des pensions de retraite au même niveau qu’aujourd’hui, et donc préserver le niveau de vie des retraités, il n’y a pas 50 solutions : soit on augmente les cotisations des entreprises comme des salariés – pour nous, c’est non, surtout après les 13 milliards d’euros d’augmentation des prélèvements obligatoires en 2025 ! –, soit on augmente la durée de cotisation. Toutes les études montrent que l’âge de départ est la mesure la plus efficace pour atteindre cet objectif, et surtout la plus bénéfique à l’économie et à l’emploi.
Votre homologue de la CPME a pourtant avancé l’idée que l’on pouvait discuter des 64 ans…
On peut s’interroger sur tous les sujets. Mais nous devons être très attentifs à l’unité du monde patronal. Lorsqu’on fait des propositions, il faut pouvoir les évaluer précisément. À ce jour, les experts du Medef et les économistes, n’ont pas trouvé de meilleure solution que celle du report de la borne d’âge.
Vous reprochez à Amir Reza-Tofighi, le nouveau président de la CPME, d’avoir été à tout le moins imprudent ?
Je ne lui reproche rien et je salue sa créativité. Mais il convient désormais de nous organiser pour faire des propositions communes solides et fondées sur les chiffres. Je sais qu’il partage, tout comme Michel Picon (de l’U2P) et moi, le souci de l’unité patronale, essentielle dans les temps difficiles que nous traversons.
À l’issue de ce constat, que peut-on attendre des négociations ?
Pour ce qui me concerne, je serai cohérent. De manière respectueuse, constructive, je martèlerai qu’on ne peut pas faire abstraction des chiffres préoccupants et que l’on doit la vérité à nos concitoyens : il faut a minima préserver la réforme des retraites et, à terme, l’amplifier.
Vous récusez l’idée de traiter les retraites comme un sujet à part. Il faut changer d’approche ?
Nous, entrepreneurs, sommes très soucieux de la façon dont est abordé le problème des retraites. Il ne s’agit pas d’intérêts catégoriels, particuliers. Ce qui nous préoccupe, c’est la bonne marche du pays. Les chefs d’entreprise sont très attachés au pacte républicain et, donc, au système de retraites par répartition. Au-delà des chiffres de la Cour des comptes sur les retraites, c’est la pérennité de l’ensemble de nos régimes de protection sociale qui est menacée. Il ne s’agit évidemment pas de les faire voler en éclats, mais de réinventer leur financement : santé, assurance chômage, accidents du travail, maladies professionnelles, famille et retraite. Tout cela en redressant notre compétitivité et en diminuant le coût du travail pour les entreprises, donc au bénéfice des salariés. Pour les retraites, cela passe par la mise en œuvre d’un financement par capitalisation en complément du dispositif de retraites par répartition qui, je l’affirme, ne garantira pas les pensions dans la durée avec le seul mode de financement actuel.
Cela induit de revoir la fiscalité qui fait reposer sur le travail le financement de notre modèle social ?
Oui, il faut transférer une partie des cotisations sociales supportées par les entreprises et les salariés sur la fiscalité, CSG ou TVA. En l’occurrence, au Medef, nous pensons qu’un report sur la TVA serait préférable. Tant pour assurer le financement de la protection sociale que la croissance de l’économie.
Vous échangez avec le ministre de l’Économie. Avez-vous le sentiment que vous serez suivi ?
Seuls les faits importent. Les chiffres sont là : les dépenses publiques augmentent et l’activité économique est à l’arrêt. Le ministre dit vouloir y remédier sans tarder.
En expliquant aux retraités qu’ils doivent participer à l’effort ? Eux qui bénéficient d’un taux de CSG réduit ou d’un abattement de 10 % pour frais professionnels ?
La bonne réponse est d’augmenter le taux d’emploi. Par défaut, si l’effort doit être réparti, il faut en effet que les retraités intègrent le fait que ceux qui travaillent paient leur pension. S’il y a moins de gens qui travaillent, cela altérera fatalement le montant de ces pensions. Étant rappelé qu’on a en France le taux de remplacement le plus élevé d’Europe, on doit également se poser la question de savoir s’il ne faut pas sous-indexer les retraites par rapport à l’inflation. C’est ce que les partenaires sociaux ont fait s’agissant des retraites complémentaires Agirc-Arrco, sans que cela provoque de tollé. De même se pose la question du rétablissement d’une équité fiscale à travers la CSG, en étant bien sûr très attentif aux petites retraites.
« La dépense sociale absorbe 32 % du PIB, et elle dérive »
Les États-Unis lancent une guerre commerciale à coups de hausses des droits de douane. Quel effet cela a-t-il sur les entreprises françaises ?
Cela se surajoute à l’incertitude liée au paysage politique et à l’instabilité fiscale. Traduction concrète : rétention d’investissements, gel d’embauches, voire suppression d’emplois. J’y ajoute des transferts d’investissements vers d’autres zones géographiques, notamment les États-Unis. Pendant que nous augmentons le taux d’imposition sur les sociétés à 35,5 %, Trump, lui, les descend à 15 %. Sans parler du prix de l’énergie qui est trois fois inférieur aux États-Unis qu’en France. Cela devrait nous faire réagir.
Diriez-vous que l’exemple de Trump séduit les patrons français ?
Les patrons français sont patriotes, mais ils doivent aussi être pragmatiques. Ils sont là pour préserver leurs entreprises, les développer, embaucher. Quand il y a un avantage compétitif aussi marqué qui se creuse entre la France et les États-Unis, les entrepreneurs ne peuvent pas l’ignorer. Cela ne met en cause ni leur morale ni leur patriotisme. J’observe que les grandes entreprises, parfois décriées, maintiennent en France, très au-delà des chiffres d’affaires qu’elles y font, des équipes de recherche et développement, ainsi que leurs sièges sociaux, et qu’elles y paient beaucoup d’impôts.
L’un des leviers immédiatement activables est celui de l’allègement des normes. Avez-vous été entendus sur ce front-là ?
Notre préoccupation est d’alléger les contraintes bureaucratiques, complexes et coûteuses. La Commission européenne semble nous avoir entendus et les premières simplifications sont en cours. En France, nous soutenons le projet de loi de simplification. L’excès de réglementation coûterait, selon l’OCDE, 60 milliards d’euros par an, sans parler des normes irritantes dans notre quotidien, pour les ménages comme pour les entreprises.
L’État aussi doit faire des efforts. La France a-t-elle besoin d’un Elon Musk pour tailler dans ses dépenses ?
Chez nous, la vocation d’un chef d’entreprise n’est pas de piloter des administrations. C’est aux ministres d’assumer leurs responsabilités et de veiller à ce que l’administration ne s’émancipe pas de leurs arbitrages.
Éric Lombard et Amélie de Montchalin préparent le budget 2026. Leur faites-vous confiance pour enfin s’attaquer aux dépenses publiques ?
Je sais qu’ils ont entendu le message du Medef. Le rétablissement des finances publiques ne peut passer durablement par le seul rabotage des dépenses et de nouveaux impôts confiscatoires. Il faut enfin engager des mesures structurelles. La dépense sociale absorbe 32 % du PIB, et elle dérive. Nous ne pouvons plus nous dérober.
Sur le retournement de l’emploi en France, quelles sont vos prévisions pour 2025 ?
Au Medef, nous prévoyons une remontée du taux de chômage à 8 % en fin d’année, voire plus, je le crains.
La période des vœux est passée, néanmoins quel souhait formulez-vous pour la croissance ?
Que nos responsables politiques écoutent davantage les entrepreneurs. Nous ne prétendons pas nous substituer à la légitimité républicaine. Mais j’affirme que nous sommes beaucoup plus connectés aux réalités de la vie économique du quotidien parce que, pour nous, la sanction est immédiate. Chiffre d’affaires, carnet de commandes et ouverture au monde : autant de réalités qui échappent à beaucoup de nos dirigeants politiques. L’été dernier, lors de la Rencontre des entrepreneurs de France (REF), je prédisais la récession pour le dernier trimestre et le retournement du marché de l’emploi. Les faits, malheureusement, m’ont donné raison. Lorsqu’on alerte aujourd’hui sur la compétition internationale, c’est parce qu’on l’éprouve au quotidien. Donc, de grâce, que nos élus écoutent davantage la société civile, et singulièrement les entrepreneurs. Le pays n’en tirera que le meilleur.
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