Elles s’appellent Caroline, Sandrine, ou Élodie. Elles ont commencé l’aventure il y a vingt ans quand la chaîne s’appelait Direct 8. Vincent Bolloré et Philippe Labro ont porté sur les fonts baptismaux cette chaîne pas comme les autres qui débarquait sur la TNT le 31 mars 2005.
Vingt ans ! Ce n’est pas un âge pour mourir. Direct 8 est devenue D8 en octobre 2012, puis C8 en septembre 2016. Vingt ans et toujours les mêmes visages qui ont connu la tour Bolloré à Puteaux jusqu’au siège de Canal+ à Issy-les-Moulineaux.
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Je pense à eux ce matin. Je pense à Emmanuel, à Damien, à Alexandre. Je pense à leur tristesse. Je partage leur colère. C8 est la première chaîne de la TNT. C8 est la cinquième chaîne de télévision en France. C8 réunit chaque jour 9 millions de téléspectateurs. En France, une démocratie occidentale avancée, il est légal de fermer une chaîne de télévision.
« L’Arcom n’a pas commis d’illégalité en écartant C8 », a tranché mercredi le Conseil d’État par cette formule alambiquée et, disons-le, un peu honteuse. S’il fallait un exemple de la prophétie du vice-président américain J. D. Vance, la suppression de C8 illustre son discours de Munich : oui, la liberté d’expression est en danger en Europe, et notamment en France.
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En 2025, une chaîne de télévision est fermée par le bon plaisir de neuf personnes
C8 appartient au groupe Canal+ dont l’actionnaire de référence est Vincent Bolloré. Chacun devine que l’esprit libre qui flotte dans la maison Canal mais aussi sa réussite éditoriale et financière contrarient le camp du bien. Il avait jusqu’ici le monopole du récit. D’autres voix sont entendues sur C8 ou sur CNews. Elles percutent l’espace médiatique où la bien-pensance domine.
En 2025, une chaîne de télévision est fermée par le bon plaisir de neuf personnes. Quelle légitimité ont-elles pour tuer une chaîne de télévision ? Les petits hommes gris ont inventé un nouveau mot pour dire « censure ». Ils écrivent « régulateur ». On ne censure plus. On régule. C’est la même chose, mais « régulation » sonne plus doux aux oreilles du peuple.
Hanouna, cible n° 1
Une émission, « Touche pas à mon poste » (TPMP), et son animateur Cyril Hanouna ont déclenché au fil des années un harcèlement ciblé de la gauche et de l’extrême gauche.
La police de la pensée a édicté quelques axiomes : l’immigration est une chance pour la France, le « grand remplacement » une théorie fumeuse. L’islamisation du pays est un fantasme. L’insécurité est un sentiment. Donald Trump est un danger, etc. Malheur à qui contrevient à cette doxa.
L’Arcom n’aime pas l’esprit gascon
Cyril Hanouna rassemble tous les soirs près de trois millions de téléspectateurs.
Autant dire qu’il touche tous les publics, les jeunes comme les anciens, les ouvriers comme les cadres, les femmes comme les hommes. La télévision populaire n’est pas le Collège de France. TPMP divertit, questionne, éclaire. TPMP est un forum, une vitrine des années 2020. On y parle des sujets qui sont débattus dans les dîners en famille ou à la machine à café. On y parle comme on y cause. En direct et sans filtre. Et tant pis si le ton monte !
Cyril a été sanctionné parce qu’il a répondu vertement à un de ces traîne-patins que l’époque fabrique, énergumène que chacun croise un jour dans sa vie. L’homme portait la bêtise en sautoir ; il avançait l’arrogance en bandoulière – le genre morveux. Cyril a répondu avec l’énergie d’un cadet de Gascogne. L’Arcom n’aime pas l’esprit gascon.
La joie mauvaise
TPMP est devenu un phénomène de société comme « Droit de réponse » le fut dans les années 1980 ou comme « Ciel mon mardi » a marqué les années 1990. Il n’est pas si fréquent qu’une émission et son animateur installent dans les mémoires un souvenir qui ne s’effacera pas. Ils sont une petite douzaine depuis cinquante ans à partager ce statut.
Cyril Hanouna répond à la définition de Molière quand l’auteur du Misanthrope évoque ceux qui ont choisi le public comme seul juge : « Je dis bien que le grand art est de plaire et que, cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle, et qu’elle doit peu se soucier du reste. » Dorante parle ainsi dans La Critique de l’École des femmes. Le talent, c’est de plaire.
Oui, la liberté d’expression est en danger en Europe !
Je ne suis hélas guère étonné de la haine que Cyril suscite depuis tant d’années. Je lisais cette semaine un entretien que Louis-Ferdinand Céline accorda à Françoise Bloch en 1959 : « Le goût profond de l’homme, c’est la mise à mort douloureuse, c’est la vivisection sous ses yeux, voilà ce qu’il veut voir. » Cyril est riche. Cyril est célèbre. Cyril est photographié l’été au large de Saint-Tropez, au bras d’une jolie femme. Cyril aime les belles automobiles. Sa réussite est insupportable pour le journaliste de Libération qui a un master de je-ne-sais-quoi, possède les œuvres complètes de Pierre Bourdieu dans sa bibliothèque et prend le métro (quand il ne vient pas à vélo) pour rentrer le soir après le travail dans une banlieue lointaine de la capitale.
La jalousie et autres passions tristes inspirent les éditorialistes, commentateurs, intellectuels que la vie professionnelle condamne à la frustration. Je pense à eux quand j’écoute cette vieille chanson d’Alain Souchon qui évoque une vie rêvée que le temps a fracassée : « Tu la voyais pas comme ça ta vie / Pas d’attaché-case quand t’étais p’tit. » L’Arcom a suspendu la fréquence de C8. Les cloportes exultent. Ils ont la joie mauvaise qui leur tient lieu de bonheur. « Tu la voyais grande et c’est une toute petite vie. »
Continuum
Comment ne pas voir un continuum entre le Parquet national financier qui cible Nicolas Sarkozy, le Conseil d’État qui suspend C8 et le Conseil constitutionnel qui accueille comme président un socialiste, Richard Ferrand, après un autre socialiste, Laurent Fabius ? Ce sont les mêmes juges, les mêmes hommes, les mêmes neurones.
Il y a bien longtemps que j’observe les décisions de justice avec défiance. Il existe une idéologie dominante chez les magistrats. Elle a contaminé le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, les autorités administratives indépendantes. La sanction qui vise C8 exprime une volonté politique, celle de faire taire les opinions discordantes. Comme en Guinée en mai dernier, quand la junte militaire a fermé les principales télévisions du pays. Comme en Libye en 2022, quand le pouvoir a stoppé onze télévisions. Comme en Russie, enfin, quand Vladimir Poutine a clos la chaîne d’opposition Dojd après l’invasion de l’Ukraine. Nous en sommes là. Au pays de Voltaire, la France a éteint les Lumières.
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