
C’est une somme, un monstre, un monument : « La scène de ce drame est le monde », avertissait Paul Claudel. Objet théâtral non identifié, Le Soulier de satin est rarement monté et Olivier Py était le dernier à s’être attaqué à l’intégrale il y a quinze ans. Ici, la version raccourcie s’étend sur seulement… sept heures. « Heureusement qu’il n’y avait pas la paire ! » : évacuons d’emblée le mot cruel attribué à Guitry ou au critique Henri Lenormand (à moins que ce ne soit Cocteau ?). Salle Richelieu, tout est pensé pour amortir la durée : deux entractes (auxquels s’ajoute une grande pause) pour souffler, voire pique-niquer au sein même de la Maison de Molière rassurent avant d’embarquer à 15 heures pour une traversée d’où l’on ressort le souffle coupé, interdit et étourdi d’admiration.
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Que s’est-il passé ? Selon l’auteur, une « action espagnole en quatre journées » : une litote pour un drame qui s’étend sur vingt ans, l’amour impossible de Rodrigue et de Dona Prouhèze au temps des conquistadors. On pourra lire ou relire l’œuvre complète, sérieusement élaguée, pour en retrouver toute la dimension mystique. Il faut s’abandonner : on ne comprend pas tout mais est-ce bien nécessaire ? On peut perdre le fil mais qu’importe : on le rattrape par la force d’une scène ou d’une réplique.
Éric Ruf, administrateur général de la vénérable institution depuis 2014, tirera sa révérence en août après trente-deux ans de maison
On se laisse surtout emporter par la Comédie-Française comme on ne l’a jamais vue. « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! » préconisait Claudel. Intention respectée, sur une scène qui s’étend à la salle via une passerelle : les décors sont réduits à quelques toiles et voiles, mais la contrainte est féconde et ils reçoivent en renfort les somptueux costumes de Christian Lacroix, qui a (r) accommodé les trésors des réserves.
Éric Ruf, administrateur général de la vénérable institution depuis 2014, tirera sa révérence en août après trente-deux ans de maison. Sa mise en scène détonante de cette « œuvre-monde » mystérieuse et baroque a des airs de jubilé. Marina Hands est une éblouissante Prouhèze, rôle qu’avait interprété sa mère Ludmila Mikaël en 1987. Didier Sandre, remarquable Don Pélage aujourd’hui, jouait alors Rodrigue. Son successeur Baptiste Chabauty est plus convaincant en vieillard hagard qu’en amant, et Florence Viala, Serge Bagdassarian, Laurent Stocker, la jeune Édith Proust (on ne peut tous les citer) sont tour à tour savoureux, magnétiques, bouleversants… Virtuoses, ils nous entraînent dans un théâtre total : jubilez !
Le Soulier de satin ★★★★
À la Comédie-Française (Paris, 1er). 7 heures. Jusqu’au 13 avril. comedie-francaise.fr
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