Le 3 février 2025 restera une date marquante. Pour la première fois, les 27 États membres de l’Union européenne se sont réunis à Bruxelles pour une rencontre entièrement dédiée à la défense. Ce sommet, auquel participaient Emmanuel Macron et le secrétaire général de l’Otan Mark Rutte, visait à définir une direction claire et à acter la nécessité de renforcer la défense européenne. Pendant que la guerre en Ukraine approche de son troisième anniversaire et que les menaces hybrides de la Russie persistent, les 27 États s’accordent sur la nécessité d’augmenter les dépenses de défense. Toutefois, les divergences sur la manière d’y parvenir alimentent de vifs débats. « Il y a les fédéralistes et les atlantistes », peste un responsable d’un groupe industriel français.
Pour mieux comprendre ces tensions, il faut se pencher sur le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip), porté par la Commission. Ce programme prévoit une enveloppe de 1,5 milliard d’euros pour la période 2025-2027. Son objectif est de réarmer l’Europe, en imposant que les équipements militaires soient conçus sur le continent, tout en autorisant jusqu’à 35 % de technologies extra-européennes. « À l’origine, la discussion portait sur 20 %. Demain, ce sera combien ? » s’interroge le cadre, dénonçant ce qu’il considère comme « un revirement » des responsables français.
Cette ouverture, critiquée pour son incohérence avec les ambitions d’autonomie stratégique affichées, soulève des questions. « Concrètement, 65 % d’un char sera de conception européenne. Mais l’UE va acheter un canon, un radar ou un équipement radio aux États-Unis, dans la limite des 35 % », déplorait récemment au JDNews un autre dirigeant de la défense française. Le problème ? Ce seuil pourrait aboutir à un financement indirect de fournisseurs américains avec l’argent des contribuables français. « Un scandale », soupire-t-il. Sur cette question, Sébastien Lecornu avertit qu’un financement européen « ne doit pouvoir se faire qu’à deux conditions : un pourcentage minimal de composants européens et le fait que l’autorité de conception de ces systèmes soit européenne ».
« Avec les matériels militaires issus de ce projet, il faudra demander l’autorisation des États-Unis pour mener nos propres guerres »
Au-delà des aspects purement économiques, l’Edip suscite des inquiétudes sur la souveraineté des États. Les Américains, grâce à la réglementation Itar, disposent d’un droit de veto sur tous les objets sensibles contenant des composants made in USA. « Avec les matériels militaires issus de ce projet, il faudra demander l’autorisation des États-Unis non seulement pour exporter librement, mais aussi pour mener nos propres guerres », prévient Philippe Roger, ingénieur général de l’armement (2S). Il souligne que cette situation représente « une vraie menace » pour l’autonomie européenne.
Mais alors, pourquoi ne pas viser un modèle 100 % européen, indépendant des technologies américaines ? Pour la Direction générale de l’armement (DGA), contactée par le JDNews, cette tolérance est « temporaire » et répond à une situation d’urgence : « Certains pays d’Europe ont cédé des matériels à l’Ukraine et doivent rapidement reconstituer leurs stocks », explique-t-elle. L’industrie américaine offre l’avantage de permettre l’achat d’armement sur étagère, contrairement aux industriels européens.
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Le sommet de Bruxelles du 3 février a également marqué la première rencontre des 27 chefs d’État et de gouvernement depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le nouveau locataire de la Maison-Blanche se montre intransigeant avec les pays membres de l’Otan, exigeant qu’ils consacrent au moins 5 % de leur PIB à leur sécurité. Insistant notamment sur le fait que le parapluie de protection américain n’est « pas éternel ». Cette menace voilée vient s’ajouter à la guerre commerciale que les États-Unis s’apprêtent à lancer contre l’Europe, avec l’instauration de nouveaux droits de douane.
Pour éviter un tel conflit, Stéphane Séjourné, vice-président de la Commission européenne, a proposé, le 20 janvier dernier, de renforcer les dépenses européennes dans le secteur de la défense. Le lendemain, sur les ondes de France Inter, Sébastien Lecornu appelait les Européens à ne pas « déléguer » leur sécurité aux Américains en échange de la paix commerciale. « Nous n’allons pas échanger notre sécurité militaire contre des hamburgers », ajoutait ce jour-là le ministre des Armées français.
Dans l’état actuel des choses, la France affiche une position ferme contre ce projet mais semble isolée. Dotée de l’arme nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, Paris bénéficie d’un statut unique au sein de l’Europe. « Depuis des décennies, les Français ont conscience du mot “souveraineté”. Pour d’autres pays européens, depuis 1945, ils ne savent même pas ce que cela signifie… », tacle un industriel. Philippe Roger partage cette analyse pour expliquer pourquoi certains pays acceptent des matériels extra-communautaires dans les projets de l’Edip. « Cela s’explique aussi par des raisons historiques et idéologiques. En Suède ou en Allemagne, vous trouverez énormément de composants américains dans certains produits fabriqués dans les usines de défense », observe-t-il. Et de poursuivre : « Il y a beaucoup de pays en Europe dont la politique industrielle nationale consiste simplement à ne pas en avoir du tout. »
Si le sommet n’a pas donné lieu à de grandes annonces ou de conclusions, Emmanuel Macron aurait été assez offensif sur sa vision de la préférence européenne dans le cadre de l’Edip.
À l’issue de la réunion, un diplomate nous glisse : « Malgré nos différences, nous constatons un ralliement de tous les pays à notre vision d’une Europe souveraine et autonome. Après l’attitude des États-Unis, il y a un très fort consensus. » Le prochain conseil européen aura lieu les 20 et 21 mars, nul doute que le sujet sera à nouveau au cœur des débats
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