Une lueur d’espoir pour les Libanais ? Alors que l’enquête sur les causes de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, qui avait fait plus de 235 morts, 7 000 blessés et d’innombrables dégâts, avait été renvoyée aux calendes grecques, le juge chargé de l’affaire a repris du service. Sortant d’une impasse interminable, Tarek Bitar a pu auditionner le 7 février trois fonctionnaires du port, un employé des douanes et le gérant d’une société en charge de la maintenance et de la sécurisation du fameux hangar n° 12 qui contenait les 2 750 tonnes nitrate d’ammonium.
Aucun de ces mis en cause n’a usé de recours abusif contre le juge d’instruction. Bien que l’interrogatoire se soit tenu à huis clos, un article de L’Orient-Le Jour a appris qu’il s’est concentré notamment sur la sécurité et la sureté de l’enceinte portuaire au moment du déchargement de la substance chimique en 2013. La plupart des personnes auditionnées ont néanmoins été représentées par leurs avocats en raison de leurs absences justifiées pour des raisons médicales ou professionnelles. Seul le propriétaire ukrainien de Savaro, la société importatrice du nitrate d’ammonium, Vladimir Verbonol, n’a pas comparu. D’autres audiences sont prévues au cours du mois de février, dont l’ancien président et membre du Conseil supérieur des douanes, l’actuel directeur général des douanes ou encore des officiers de la Sûreté générale.
Tarek Bitar a bataillé pour en arriver là. En janvier 2023, Ghassan Oueidate, l’ancien chef du parquet de cassation et proche d’une personne devant être auditionnée, avait provoqué un gel des investigations, en interdisant aux services de sécurité de se conformer aux instructions du juge, empêchant ainsi ce dernier de notifier convocations et mandats d’arrêt aux personnes mises en cause dans l’affaire – parmi lesquelles figurent notamment des responsables politiques.
Affrontements armés
De surcroît, en août 2022, l’ancien leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait exigé que le juge Bitar se retire de l’affaire sur l’explosion du port de Beyrouth. Le secrétaire général du parti pro-iranien avait aussi accusé le magistrat d’être à la solde des Américains pour s’en prendre à son mouvement. En septembre 2021, le chef de l’appareil sécuritaire du Hezbollah avait transmis par message un ultimatum au juge Bitar.
« Nous en avons assez de toi. Nous irons jusqu’au bout avec les moyens légaux, et si cela ne fonctionne pas, nous allons te déboulonner », avait-il menacé. En octobre de la même année, alors que le magistrat devait auditionner des membres du parti chiite, les partisans du Hezbollah, du mouvement Amal et du parti chrétien pro syrien Marada sont descendus en nombre dans les rues de la capitale libanaise pour manifester devant le palais de Justice. Beyrouth a été le théâtre d’affrontements armés, faisant plusieurs morts.
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Le puissant Hezbollah a donc tenté d’étouffer l’affaire pour éviter que les enquêteurs fassent le lien entre le parti de Dieu et le stockage du nitrate d’ammonium. D’ailleurs, c’est l’intellectuel et farouche opposant au Hezbollah, Lokman Slim, qui fut l’un des premiers à l’évoquer. Un mois après son interview à la chaîne saoudienne al-Hadath, en janvier 2021, il a été assassiné au Sud-Liban dans un fief de l’organisation pro-iranienne.
La responsabilité de l’ancien régime syrien
Le rapport d’août 2021, de 127 pages publié par Human Rights Watch, intitulé « They Killed Us from the Inside : An Investigation into the August 4 Beirut Blast » (« Ils nous ont tués de l’intérieur : une enquête sur l’explosion du 4 août 2020 à Beyrouth »), revient en détail sur l’origine et les responsabilités de cette tragédie. Initialement destiné à Biera, au Mozambique, le nitrate d’ammonium avait été transporté par le cargo Rhosus, un navire battant pavillon moldave, propriété de l’homme d’affaires russe Igor Grechouchkine. Immobilisé dans les eaux libanaises, le navire se voit contraint d’abandonner sa cargaison : 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, qui seront stockées dans le fameux hangar n° 12 du port.
L’enquête met également en lumière le fait que plusieurs hauts responsables libanais étaient pleinement informés des dangers liés à cette substance, sans pour autant prendre de mesures pour prévenir la catastrophe. Parmi eux, l’ancien président Michel Aoun, l’ancien Premier ministre Hassan Diab, le directeur général de la Sécurité de l’État, le général Tony Saliba, l’ancien commandant en chef de l’armée libanaise, le général Jean Kahwaji, ainsi que plusieurs anciens ministres, notamment Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaiter et Youssef Fenianos.
Mais l’enquête ne s’arrête pas là. Firas Hatoum, journaliste d’investigation libanais, avait révélé en janvier 2021 sur la chaîne Al-Jadeed de nouveaux éléments troublants. Selon ses recherches, des hommes d’affaires syro-russes proches de l’ancien régime de Bachar el-Assad auraient cherché à se procurer du nitrate d’ammonium à des fins militaires, avec la complicité du Hezbollah. Il démontre que la société Savaro, officiellement responsable de la commande du produit chimique, n’était en réalité qu’une société écran. Son adresse correspondait à celle de deux autres entreprises, Hesco Engineering and Construction et IK Petroleum, dirigées respectivement par le milliardaire George Haswani et les frères Imad et Mudalal Khoury. Ces trois hommes avaient d’ailleurs été sanctionnés par le Trésor américain pour leur soutien financier au régime syrien.
Contre vents et marées, le juge Tarek Bitar espère mener à bien son enquête et enfin rendre justice aux Beyrouthins endeuillés, plus de quatre ans et demi après le drame.
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