Par ses propos que beaucoup considèrent souvent comme scandaleux et outranciers, le 47e désormais président des États-Unis, Donald Trump, repousse chaque jour un peu plus les limites du réel. Il mène tambour battant une stratégie, un programme, que tous ont du mal à suivre, parfois même ses propres conseillers. S’il fait souvent fi du système international actuel et de ses règles, du droit international, des acteurs traditionnels du multilatéralisme, il construit étape après étape un monde qu’il juge délivré du carcan institutionnel qui plombe pour lui en partie la géopolitique mondiale, comme l’économie d’ailleurs.
Car au fond, depuis qu’il est entré en politique, il lui est arrivé de reculer mais il a toujours eu l’habitude de dire ce qu’il faisait, comme de faire ce qu’il disait et de pousser ses pions le plus loin possible. Au Moyen-Orient, il avait décidé de se retirer du JCPOA, l’accord négocié par Barack Obama en 2015 pour tenter de contrôler le nucléaire iranien, et il l’a quitté. Fidèle allié de l’État hébreu, il avait déplacé en 2018 l’ambassade américaine à Jérusalem, pour faire plaisir à son ami Netanyahou, entérinant de fait le vieux rêve des sionistes de faire de la ville trois fois sainte la capitale d’Israël. Il avait imaginé une grande alliance sunnite pour soutenir Israël et isoler l’Iran, il l’a réalisé en 2020 avec la signature historique des accords d’Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, puis le Maroc et le Soudan, avant de quitter la Maison Blanche.
Revoilà Donald Trump, à peine redevenu maître des États-Unis, avec une nouvelle idée, cette fois-ci pour Gaza, détruite après 15 mois de bombardements. Dans ce laps de temps, près de 50 000 de ses habitants ont été tués dans la guerre de représailles menée par Benyamin Netanyahou au Hamas après l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 ayant causé la mort de plus de 1 200 Israéliens et provoqué la prise d’otages de 251 autres. Depuis 2007, le Hamas avait la main sur ce territoire exsangue et malgré le blocus israélo-égyptien imposé à la population gazaouie pendant plus de quinze ans, en avait fait une forteresse pour « résister » à l’État hébreu. Gaza est donc devenu un cimetière humain mais également celui du droit international. Dont acte. La Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt international contre Benyamin Netanyahou, notamment pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité sur place, mais également contre les dirigeants du Hamas responsables du « 7 Octobre ».
N’est-ce pas une issue, aussi contestable, soit-elle pour les Palestiniens ?
Ceci étant dit, il peut paraître alors totalement surréaliste d’entendre le président Trump proposer d’y implanter l’Amérique pour faire de Gaza la nouvelle Riviera de la région. Nous sommes dans un monde sombre où l’idée de déplacements de population fait froid dans le dos. Est-ce pourtant si choquant que cela ? Est-ce un simple effet d’annonce pour mettre les Occidentaux moralistes et tenanciers du multilatéralisme qu’il déteste tant au pied du mur ? Indirectement, n’est-ce pas une issue, aussi contestable, soit-elle pour les Palestiniens ? Quid plus globalement du déplacement de populations forcé contraire aux conventions internationales de moins en moins appliquées de toute façon ? Et qui pourrait partir ou rester et selon quelles modalités ?
Tout dépend quel type d’avenir on cherche à offrir sur cette terre aux habitants. Les faire revenir et les laisser à la merci du Hamas, qui savait très bien qu’Israël réagirait par la démesure après le 7 octobre en visant inévitablement les civils, comme « dommages collatéraux » de ses opérations de liquidation des cadres et militants du Hamas, est en soi un non-sens. Nous voulons faire revenir ces millions de Gazaouis, reconstruire leurs maisons, et attendre tranquillement la prochaine guerre, qui en l’état surviendra inévitablement. Nous invoquons nous-mêmes des raisons humaines pour cette population totalement attachée à sa terre comme nous le sommes tous à la nôtre : mais revenir où ? Il n’y a plus rien. Et reconstruire, les Occidentaux et l’UE notamment l’ont fait il y a des années, sans régler la question politique de Gaza et de l’État palestinien. Réparer sans prévenir ne sert à rien.
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Or, qui aujourd’hui a le poids pour imposer un État pour les Palestiniens ? Personne donc, car personne avant tout, au fond, n’en veut à part les Palestiniens et les idéalistes occidentaux. Certainement pas nous, nous ne pesons plus grand-chose dans la diplomatie internationale. Les États-Unis oui, mais Donald Trump qui a la main avec ses partenaires de médiation comme le Qatar n’en veut pas. Doha est bien seul dans la région, mais cela ne peut suffire. Et pour le reste des pays arabes ? Les Émirats sont liés à Israël, l’Arabie saoudite renoncera bientôt à ses prétentions pour signer un accord de normalisation avec l’État hébreu, qui lui rapportera des milliards et le nucléaire civil pour commencer. Le Caire et Amman ne sont pas chauds pour accueillir les Palestiniens : la Jordanie a son lot, et l’Égypte craint les courants fréristes. Honnêtement, ces deux pays, qui ne vivent quasiment que de l’argent mensuel que leur versent les États-Unis pour avoir signé la paix avec Israël respectivement en 1978 et 1994, n’auront pas longtemps les moyens de résister si Washington leur impose.
Personne ne veut d’un État palestinien à part les Palestiniens et les idéalistes occidentaux
Donald Trump a eu le mérite de soulever un lièvre majeur dans cette histoire : c’est un test grandeur nature pour voir qui est vraiment prêt et a les moyens de sauver les Gazaouis. La réponse est sinistre : personne. Quelles que soient les causes du drame que vivent les Gazaouis et les Palestiniens, qui reviendra en arrière et fera plier Israël pour laisser le Hamas à Gaza, et faire partir les colons de Cisjordanie (ils sont 450 000) ? Certainement pas les États-Unis. Si Donald Trump ne veut pas de cet État palestinien, tous les pays arabes qui ont signé la normalisation avec Israël non plus, quelque part. Et quand Antony Blinken, l’ancien Secrétaire américain discutait il y a deux mois avec Mohamed ben Salmane, ce dernier lui confiait discrètement qu’au fond les Saoudiens se souciaient peu de l’État palestinien et que c’était une posture politique officielle à tenir le plus longtemps possible, mais que tout pouvait en coulisses changer du jour au lendemain, si les Israéliens venaient dans le pays pour investir et sauver le projet de Vision 2030 de MBS, qui bat financièrement de l’aile depuis le début.
Est-ce humain de laisser les Gazaouis, attachés certes à leur terre, repartir comme en l’an 40 à Gaza, à commencer par les enfants et les jeunes en général ? Si l’on offre la possibilité à ceux-là d’avoir un avenir, dans un pays arabe, faire des études, se construire, guérir du traumatisme que cette terre a généré en eux, avec la complicité de tous, n’est-ce pas cela le vrai humanisme ? Ne se berce-t-on pas d’illusions en martelant chaque jour bille en tête, « il faut un État palestinien, il faut que les Gazaouis reviennent, etc. » ? La paix aujourd’hui est souvent économique, car c’est le nerf de la guerre et c’est ce en quoi croit Trump.
Aujourd’hui la paix est souvent économique, et c’est ce en quoi Trump croit
Donc, du point de vue du droit international que plus personne ne respecte hélas, à commencer par les Nations unies, la proposition de Trump d’occuper Gaza et de construire une sorte de nouvelle Dubaï, ou de « Ben Mar à Lago » est inacceptable. Mais contraindre (« offrir » sur une base volontaire la possibilité de partir, pour commencer, comme l’a proposé le ministre de la Défense Israël Katz dernièrement) les Gazaouis à rejoindre un autre pays arabe, comme la Jordanie ou l’Égypte, est aussi une occasion en or de redémarrer quelque chose de zéro. De quoi peut bien rêver un gosse de cinq ans qui a vu la mort partout à Gaza et qui est entouré de ruines encore fumantes ?
Cette histoire est tragique, et les Palestiniens sont déjà les perdants de l’histoire depuis 70 décennies. Et provoquer le départ des Gazaouis sera assurément le moteur supplémentaire de ce courant mondial de détestation des Occidentaux et des Américains qui circule déjà. Israël risque aussi de se confronter à de nouvelles menaces venant des sociétés arabes et d’individus prêts à en découdre pour venger leurs « frères » palestiniens.
Mais honnêtement, la communauté internationale donneuse de leçons a voté tant de résolutions que l’on n’a jamais réussi à faire appliquer à Israël, ni aux mouvements extrémistes palestiniens. Qui pourrait changer la donne pour remettre le dossier à l’ordre du jour des institutions internationales ? Où est Antonio Guterres, le secrétaire général de la moribonde Organisation des Nations unies ? Évidemment, Trump joue avec le vide que nous lui offrons. Nous passons juste notre temps à nous offusquer, à jouer les vierges effarouchées, mais nous n’avons plus les moyens de nos idéaux. Verre à moitié vide ou à moitié plein ? Est-ce que Trump souhaite voler la terre des Gazaouis ? Probablement. Est-ce que nous avons autre chose à proposer pour les sortir de ce bourbier et leur offrir sur place une vie décente en relançant ce fameux « processus de paix » totalement vide de sens aujourd’hui ? Peu probable. Est-ce qu’Israéliens et Gazaouis peuvent vivre en l’état un quotidien qui reviendra « à la normale » ? Non assurément.
Est-ce que nous avons autre chose à proposer aux Palestiniens de sortir de ce bourbier ?
Maintenant la question de la légitimité du point de vue international de la proposition de Trump évacuée, faire de Gaza un territoire neuf, économiquement dynamique, rutilant et plein d’argent des pays du Golfe, amènerait en partie la sécurité à Israël depuis Gaza (la seule chose minimale que les Israéliens demandent au fond). Au fond, les Israéliens l’avaient fait depuis 1948 avec Jaffa, devenu Yafo. Les Palestiniens expulsés à l’époque en ont gardé les stigmates toute leur vie. Qu’avons-nous fait à l’époque pour empêcher cela ? Rien. Qu’avons-nous fait pour empêcher Gaza de revivre la même chose et provoquer ce « tabula rasa » ? Rien non plus, c’est ce monde idéal des institutions internationales dans lequel nous nous lovons avec naïveté et crédulité qu’interroge ce « Gaza 3.0 », qui pourrait voir le jour plus rapidement qu’on ne l’imagine.
* Docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe et géopolitique, enseignant en relations internationales à l’IHECS (Bruxelles), associé au CNAM Paris (Équipe Sécurité Défense), à l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée (IEGA Paris), au Nordic Center for Conflict Transformation (NCCT Stockholm) et à l’Observatoire Géostratégique de Genève (Suisse).
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