Je connais nombre d’amis qui ne supportent pas qu’on évoque devant eux la maladie, celle qui affole, qui épouvante ou qui tue. Les mots cancer, leucémie, glioblastome sont à ce point intolérables à leurs oreilles qu’ils ferment les écoutilles. Oui, au sens propre, je les vois comme les enfants placer leurs index dans leurs oreilles.
Je me souviens d’un ami qui n’allait pas voir son frère d’armes à l’hôpital. « Ça me fait trop mal. Je n’y arrive pas », me disait-il pour justifier qu’il ne vînt jamais visiter ce compagnon d’une vie. À l’inverse, j’ai connu une femme qui n’aimait rien tant que voir ses amis subclaquants. Le cancer d’un proche déclenchait chez elle une empathie que je jugeais suspecte. « Je connais gens de toutes sortes », dirait Apollinaire.
La longue maladie intimide. Comment parler à celui que la mort menace ? Je fus souvent maladroit pour aborder un homme ou une femme que le malheur frappait. Quoi dire ? Je fus pataud ou emprunté jusqu’au jour où ma fiancée me prodigua un conseil que je n’ai jamais oublié : « Demande-lui comment tu peux être utile. Demande-lui comment tu peux l’aider. »
Je préfère ce ton direct aux discours de circonstances. La maladie et la mort obligent à gagner du temps. Fini la comédie. Charles Biétry publie ces jours derniers La Dernière Vague chez Flammarion, « 352 pages avec Charcot », comme dit son auteur. Voici un récit d’une grande maîtrise, d’une parfaite élégance et d’une totale sincérité.
« Ça veut dire quoi SLA ? »
Durant six ans, Charles Biétry a souffert d’un mal qu’aucun médecin n’a diagnostiqué. Ce fut d’abord son pied qui ne répondit plus. Six ans de rendez-vous avec les meilleurs spécialistes sans effet. De guerre lasse, une énième neurologue intima à Charles Biétry trois jours d’examens au CHU de Bordeaux. Nous étions en août 2022.
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– Monsieur Biétry, vous souffrez de la SLA.
– Ça veut dire quoi SLA ?
– C’est aussi appelé maladie de Charcot.
Charles Biétry raconte ce moment inouï. Trois inconnus vêtus de blouse blanche entrent dans une chambre d’hôpital et prononcent un verdict sans appel.
Parmi les questions que la révélation d’une maladie pose, l’annonce faite à ses proches interroge. Leur dire ? Leur cacher ? J’imagine qu’il existe des cancers sans signe extérieur de détresse. En revanche, impossible de taire la maladie de Charcot. Monique, François, Juliette ont appris que leur mari, leur père, était en sursis. Et Charles prit la décision la plus importante, la plus difficile, la plus évidente : continuer. Continuer à vivre. Continuer à croire. Continuer à aimer.
Charles prit la décision la plus importante, la plus difficile, la plus évidente : continuer. Continuer à vivre. Continuer à croire
Biétry est resté sur le ring ces deux dernières années avant qu’il soit convaincu qu’écrire était son métier mais aussi son devoir. La Dernière Vague est un témoignage. « Ma tristesse est profonde. Elle ne semble jamais disparaître », ai-je lu dès les premières lignes de ce récit qu’on traverse la boule au ventre et le cœur gros. Quand Bitry arrive épuisé avec ses béquilles à l’issue d’un gymkhana qui l’a baladé dans un hôpital où « le service de neurologie est toujours situé au bout du bout de l’immeuble le plus éloigné », quand enfin il retrouve ce neurologue qui le voit tous les trois mois, c’est pour s’entendre dire : « La dernière fois que nous nous étions vus, vous parliez normalement. Aujourd’hui je ne comprends pas un mot. » Et le médecin d’ajouter : « Vous n’allez plus pouvoir ni manger, ni avaler. Vous allez donc maigrir et vous affaiblir considérablement. »
Des dix-huit ans passés à l’Agence France-Presse (AFP), Charles Biétry a gardé l’exigence de rapporter les faits ou les dialogues tels quels. Qu’on soit Lionel Messi, Alain Ducasse ou François Mauriac, la simplicité du geste cache la sophistication qu’elle réclame. Une dépêche AFP ne verse pas dans le sentimentalisme. « Je ne peux pas nier la vérité, commente Biétry. Mais l’entendre dire par ton médecin n’est pas vraiment bon pour le moral. » L’euphémisme empêche les larmes. Biétry fuit les effets. Le style, c’est l’homme.
La vie fut belle
Charles Biétry a influencé toute une génération de journalistes qui ont commenté les matchs de football avec de grandes chemises cartonnées jaunes criblées d’infos et de stats. Sa passion du sport associée à son exigence journalistique ont transformé la réalisation et le commentaire de nos soirées foot.
La Dernière Vague raconte cette aventure, les années Canal, la voix de Thierry Gilardi, la classe d’André Rousselet, le concours de Jean-Claude Darmon. Portraits, anecdotes, dialogues. Ce récit est une cavalcade. Il commence à Rennes avec un père et une mère d’autrefois. Il se poursuit à Paris dans les années 1960. Biétry dort dans une salle de bains. Il intègre le Centre de formation des journalistes (CFJ). Il entre à l’AFP. Jeux olympiques. Coupe du monde de football. Tour de France et tour du monde. Mille rencontres, mille souvenirs. L’existence fut belle avant que la maladie gâche la fête.
Mille rencontres, mille souvenirs
La Dernière Vague paraît quand le débat sur la fin de vie est discuté à l’Assemblée nationale. Charles Biétry a exprimé son désir d’un suicide assisté « si en France les conditions ne sont pas réunies pour une mort douce et calme ». J’ai longtemps partagé son point de vue jusqu’à écouter Claire Fourcade ces derniers jours et lire Journal de la fin de vie (Fayard) paru en janvier : « L’euthanasie n’est pas un soin. Elle vient interrompre le soin, elle vient couper le soin. Or, le soin, c’est notre métier », disait-elle il y a quelques jours à Sonia Mabrouk sur les antennes d’Europe 1 et de CNews. Et Claire Fourcade de préciser : « Chacun peut être accompagné et soulagé jusqu’à la fin de sa vie, mais donner la mort, c’est autre chose et ce n’est pas un choix. »
Charles Biétry écrit son dernier reportage. Il a pris non pas sa plume mais un doigt qu’il a tapé des milliers de fois sur le clavier. Il affirme sa volonté de décider jusqu’à la dernière seconde. Stop ou encore ? Charles résiste. La mort attendra. À l’heure du grand saut, Monique sera là. Monique et les enfants. Monique et les petits-enfants. Monique et les amis, Serge, Jean-Claude, Cyril, Bernard, Jean-Baptiste et Toufik. « La mort est une maladie de l’imagination », est une citation du philosophe Alain que Biétry a faite sienne.
Il restera à emprunter les mots que Christian Montaignac écrivit il y a quarante ans dans le journal L’Équipe pour saluer ce grand Charles qui naissait au commentaire TV : « Je vous salue Biétry. »
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