Le 5 décembre dernier, après qu’une offensive fulgurante a permis à des troupes djihadistes de prendre Alep et Hama, les habitants de la bourgade orthodoxe de Mhardeh craignent le pire. À l’instar de celle d’al-Suqaylabiyah, cette ville majoritairement peuplée de chrétiens est alors située à une vingtaine de kilomètres des cohortes rebelles.
Depuis 2012, ces deux villes font partie des Forces de défense nationale, un groupe paramilitaire réunissant plusieurs centaines de combattants. Livrés à eux-mêmes, délaissés par l’armée du régime de Damas, ces deux bastions chrétiens qui surplombent la vallée de l’Oronte reçoivent l’aide des forces iraniennes Al-Qods du général Qassem Soleimani et des troupes russes présentes dans la zone. Mais cette aide paraît bien maigre pour espérer contenir et contrer l’avancée des troupes djihadistes. Les miliciens sont à portée de tir de la province d’Idlib, en première ligne des combats contre les réseaux terroristes de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), l’ancienne branche d’al-Qaïda en Syrie.
À l’approche des organisations sunnites radicales, les deux chefs de guerre chrétiens, Simon al-Wakil et Nabil Abdallah, savent leurs heures comptées. Lorsque le régime syrien de Bachar al-Assad tombe officiellement le 8 décembre, ils prennent la décision de quitter précipitamment la Syrie. Le JDD a réussi à contacter Simon al-Wakil pour qu’il raconte son exil vers la Russie. Réputé proche de Moscou, ce commandant est soupçonné d’avoir contribué à l’enrôlement de mercenaires syriens sur le front ukrainien dès le début du conflit. L’Europe l’a placé sur sa liste noire et gelé ses avoirs.
Les familles conduites sous escorte
Au téléphone, le soixantenaire et ancien homme d’affaires est un peu taiseux. Il craint de divulguer des informations confidentielles sur son nouveau pays d’accueil. Mais Simon al-Wakil confirme qu’une vaste opération d’exfiltration a permis à des Syriens de rejoindre Moscou avec l’assistance de l’armée russe.
Dépêchés en Syrie, les soldats russes ont d’abord sécurisé un couloir pour évacuer les civils. Des blindés ont attendu à l’orée du village et conduit les familles sous escorte jusqu’à Hmeimim, la base aérienne contrôlée par Moscou à environ 110 kilomètres de Mhardeh. Dans le convoi militaire, muni du strict minimum, cet ancien milicien et grand-père pense à son village, à son entourage, à son pays qu’il laisse derrière lui. « Nous n’avions pas le choix », se confie aujourd’hui Simon al-Wakil avec amertume. L’homme sait qu’il a une épée de Damoclès au-dessus de la tête et qu’il n’a d’autre choix que l’exil forcé.
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À leur arrivée à la base militaire contrôlée par les Russes, ils sont logés dans un hangar. Les Syriens s’agglutinent dans les dortoirs de fortune en attendant de pouvoir monter dans les avions affrétés pour l’occasion. L’attente dure dans la crainte de voir débarquer sur le tarmac les djihadistes sur leurs pick-ups.
Il faudra plusieurs jours à la famille al-Wakil pour pouvoir embarquer. « Plus de 1 500 personnes sont parties en Russie, ce sont principalement des Alaouites et des sunnites qui faisaient partie du régime et quelques chrétiens. » Parmi eux, l’autre chef de la milice chrétienne d’al-Suqaylabiyah, Nabil Abdallah. « Certains sont partis en oubliant leur passeport », se souvient Simon al-Wakil. De surcroît, il nous révèle à demi-mot que des civils syriens font encore des demandes auprès des autorités russes pour rejoindre Moscou ou la Libye. La Russie dispose également de ses entrées en Cyrénaïque.
« Nous avons fait le choix de tirer une croix sur la Syrie »
Le 12 décembre 2024, soit quatre jours après la fuite du président déchu Bachar al-Assad, la famille al-Wakil atterrit à son tour à Moscou. Elle a du mal à réaliser ce qu’elle est en train de vivre. Néanmoins, dans la capitale russe, elle tente de reprendre une vie normale, de s’acclimater à la culture et de prendre ses marques.
Sur Instagram, le fils de l’ancien chef de guerre publie des photos dans les parcs enneigés et avenues moscovites. « Il fait très froid ici, mais nous avons le chauffage, l’électricité », relativise-t-il en pensant aux nombreuses coupures de courant en Syrie pendant la guerre civile. Il nous apprend également que les services russes leur fournissent un logement, de la nourriture quotidienne et des activités pour les enfants.
À peine installés, tous les membres de la famille se sont mis à la langue russe pour pouvoir s’intégrer à cette nouvelle réalité. Ils disposent d’une sorte de visa d’une durée de six mois. Après cette période, s’ils maîtrisent correctement le russe, ils pourront quitter Moscou pour s’installer ailleurs et trouver un travail. Ils ont d’ailleurs pour objectif de rejoindre les régions chaudes du Caucase. Lorsqu’on leur demande s’ils pensent un jour revenir en Syrie, la réponse est sans équivoque : « À l’heure actuelle, nous avons malheureusement fait le choix de tirer une croix sur la Syrie. »
Toutefois, le contact avec les proches est régulier. Tous les jours, l’ancien chef de la milice reçoit des appels et des messages des habitants de Mhardeh. « On se sent totalement impuissants face à la situation sur place, tous les jours nous apprenons qu’il y a eu un mort dans telle localité, des persécutions, des assassinats, des lynchages publics », déplore Simon al-Wakil.
Avant le conflit de 2011, les chrétiens représentaient près de 10 % de la population. Aujourd’hui, ils sont à peine 2 %
Le destin brisé de nombreux foyers
Au premier jour de la prise de cette petite bourgade, les Forces de défense nationale ont dû rendre les armes sans avoir tiré le moindre coup de feu. « Nous avons laissé d’anciens combattants derrière nous, certains ont essayé de rejoindre le Liban ou les Émirats, mais le village vit aujourd’hui dans la peur de subir le diktat des islamistes au pouvoir », soulève-t-il en référence au statut de dhimmi réservé aux minorités religieuses dans un pays où règne la charia.
En 2012, l’homme n’avait pas hésité un instant à quitter son travail et à investir toutes ses économies dans la défense de sa ville de 20 000 âmes. Simon al-Wakil travaillait auparavant avec l’Irak et le Kurdistan pour la construction et le réaménagement des routes. « Quand j’ai vu que ma ville était en danger, je ne pouvais pas l’abandonner », se rappelle-t-il.
Mhardeh a subi à de nombreuses reprises les assauts incessants des groupes rebelles et djihadistes qui ont tenté de prendre le contrôle de la localité. La ville porte encore les stigmates de ces affrontements. Au prix de plusieurs sacrifices, plus de 160 hommes ont péri au combat, mais ce village chrétien orthodoxe n’avait jamais cédé.
Aujourd’hui, à plus de 2 500 kilomètres de son pays, l’ancien chef de milice est désarmé. Au bout du fil, difficile pour lui de contenir son émotion : « Je prie tous les jours pour la Syrie et son peuple. » Le récit édifiant de la famille al-Wakil est le destin brisé de nombreux foyers qui ont dû fuir au Liban, dans le Golfe persique ou en Europe pour éviter les persécutions religieuses. Avant le conflit de 2011, les chrétiens, toutes obédiences confondues, représentaient près de 10 % de la population, soit environ 2 millions de personnes. Aujourd’hui, ils sont à peine 2 %.
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