C’est une lettre jaunie par le temps, datée du 18 septembre 1990, envoyée par la direction du géant américain Levi’s en réponse à un Nîmois qui souhaite vérifier une vieille légende locale. Elle ne laisse aucune place au doute : « Oui, il est vrai que le mot denim vient du nom de la ville française de Nîmes. » Guillaume Sagot, 38 ans, conserve soigneusement une copie de cette lettre. Pendant dix ans, elle lui a rappelé le sens de son projet auquel ils étaient peu nombreux à croire, celui de fabriquer dans sa ville natale une toile de Nîmes comme le faisaient ses ancêtres. « J’étais tout feu tout flamme, se remémore-t-il, avec l’envie de plaquer mon boulot à Paris dans la création de sites internet, et de rentrer au bercail. »
L’histoire locale est truffée de zones d’ombre. Elle démarre sur le port de Gênes, en Italie, avec des marins vêtus d’un tissu de coton robuste qui s’exporte partout en Europe, se poursuit à Nîmes au milieu du XVIe siècle où le coton est remplacé par un mélange de laine et de soie pour devenir un « sergé de Nîmes » teint au bleu de Gênes. La famille André, des huguenots tisserands, prospère un temps dans ce commerce florissant avant d’être chassée par les dragonnades de Louis XIV qui persécute les protestants.
La guerre des camisards fait rage dans les Cévennes voisines : le XVIIIe siècle va petit à petit éteindre cette industrie nîmoise traquée, qui se déplace à Londres, où la main-d’œuvre est moins coûteuse et où le commerce profite d’une industrialisation massive. L’anglicisme habituel transforme les filiations génoises et nîmoises de cette toile robuste en jean denim. En Californie, Levi Strauss reprend le procédé de fabrication et fonde en 1853 la célèbre compagnie de blue-jeans, dont le modèle 501 devient le symbole d’une Amérique jeune et rebelle, à l’instar de James Dean dans la Fureur de vivre (1955).
À Nîmes, il ne reste plus rien de cette époque bénie, si ce n’est quelques archives. « Ma première idée en découvrant cette histoire, c’était carrément de reconstruire une industrie énorme », s’amuse Guillaume. Il n’a jamais touché un métier à tisser de sa vie, ne connaît rien au négoce de tissus, à la toile selvedge, aux armures sergé… Alors, en 2014, il s’entoure d’un camarade, Anthony Dubos, Nîmois lui aussi et agent commercial d’un showroom parisien qui vend du prêt-à-porter à l’international. « En vingt minutes, il était partant et on s’est associés. » Les Ateliers de Nîmes voient le jour dans la débrouille totale, en apprenant sur le tas. Avant d’envisager un jean 100 % nîmois, ils font leurs armes en achetant la toile chez Berto, en Italie, et en sous-traitant la fabrication dans des ateliers de Marseille et de Bobigny. En 2018, un financement participatif permet de récolter 20 000 euros pour réaliser un rêve : acheter deux vieilles machines à tisser à navette, et tout fabriquer sur place. « Mais on s’est fait avoir en rachetant deux machines des années 1970 cannibalisées en Italie, avec des pièces manquantes. On a tout perdu là-dessus. »
Un produit plus durable
Les deux amis ne se découragent pas, s’entourent d’un troisième associé, Clément Payen, tentent de faire réparer les métiers à tisser dans la Loire. Les radios locales se font l’écho de leurs mésaventures, et à l’écoute d’une émission, un ingénieur textile à la retraite décide de les aider. « C’était un défi, j’avais passé quarante ans dans cette industrie, et là je rencontre des jeunes qui n’ont aucune connaissance dans la mécanique, la construction d’un tissu, explique Alain Beauchemin. Mon premier conseil a été qu’ils abandonnent ces machines. C’était une perte de temps. »
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Guillaume, Anthony et Clément l’écoutent comme des élèves studieux, mettent la main sur une machine de quatre tonnes plus récente qu’ils retapent avec lui. « Il nous a tout appris sur son fonctionnement, à reconnaître un bon fil. On terminait les journées avec les mains bleues », se rappelle Guillaume. Lui qui voyait dans la fabrication du jean une pratique industrielle se retrouve à travailler avec des méthodes ancestrales, artisanales.
Pendant que la crise sanitaire met toute l’économie à l’arrêt, il s’exerce dans son atelier à placer le fil correctement, faire tourner la mécanique rythmée comme une horloge, et finit par trouver la véritable singularité de son produit : « Tous les fabricants de denim utilisent du fil encollé monobrin, facile à travailler mais cassant. Pour éviter ça, ils l’imbibent de colle pour le rendre plus solide lors de la confection et maintenir des cadences folles. Sauf qu’après, ils sont obligés de laver la toile en utilisant des quantités d’eau et des produits solvants, et une fois lavé, la colle ayant disparu, le fil retrouve son côté cassant. » Ce qui explique la courte durée de vie des jeans vendus par la fast fashion. Aux Ateliers de Nîmes, on a opté pour du fil non encollé.
« Ce sont deux fils torsadés qui créent une résistance entre eux sans qu’on soit obligé d’appliquer de la colle. Ils demandent une attention minutieuse lors de la confection, mais le produit final est beaucoup plus durable. » Résultat, un jean vendu 100 euros chez les marques industrielles dure trois à quatre fois moins longtemps que celui des Ateliers de Nîmes vendu 200 euros.
Pour parvenir à ce résultat, il aura fallu réinvestir le moindre sou gagné dans la commercialisation locale des premiers jeans, en testant de nouvelles matières et en améliorant le procédé. Dix années de labeur ont été nécessaires avant d’en récolter les fruits. D’une dizaine de points de vente en France, les Ateliers de Nîmes vont passer à 35 en 2025, puis à 60 d’ici à 2026, dont certains au Japon, en Belgique et aux Pays-Bas. Tranquillement, mais sûrement.
La griffe en chiffres
200 euros : prix d’un jean Ateliers de Nîmes
7 coupes : déclinées en plusieurs coloris
3 canaux de distribution : boutique à Nîmes, web et points de vente
350 000 euros : chiffre d’affaires en 2024
Source : Lire Plus