Il rêvait qu’on ne l’oublie pas. Avec son quinzième album en vingt ans de carrière, Pierre Lapointe, vedette québécoise restant injustement méconnue de ce côté de l’Atlantique, a triplement réussi son pari. En composant une chanson telle que Comme des pigeons d’argile, dialogue impossible d’un fils avec une mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, dans une veine intemporelle à la Jacques Canetti, le vilain petit canard d’une famille de commerçants craignant le regard des voisins sur la question de l’homosexualité fait de toutes ses singularités l’un des plus passionnants creusets de la chanson francophone actuelle.
Sur la couverture de son disque facétieusement intitulé Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé, on voit l’artiste se prendre un bouquet de fleurs en pleine figure. Et c’est vrai que c’est une claque, cette chanson, comme les neuf autres de l’album d’ailleurs, et pas seulement parce qu’elle s’entend comme le générique de fin d’une poignante comédie romantique, un piano tout juste rehaussé de cordes : « Quoi dire à sa mère qui pleure/Qui ne cache même plus sa peur/Quand le futur dessine des souvenirs flous qui déclinent/La mémoire est si fragile/Vole comme les pigeons d’argile/Efface de nos cœurs/Même les plus belles idylles. »
Prétendre que cet album est une révélation serait exagéré. Depuis La Forêt des mal-aimés en 2006, chaque nouveau disque de Pierre Lapointe nous surprend dans un ravissement familier. Pour déjouer l’ennui (2019) nous avait déjà poussé à lui décerner quatre étoiles, tant le chanteur excelle avec une délicatesse rare dans le registre courtois. Mais il se peut que les étoiles nous manquent cette fois-ci pour noter un opus explorant plus loin encore les sentiments de joies et de regrets, d’aveux et de défaites, de colères et de hontes bues. Il y a beaucoup de musique ici : sans vouloir cependant briller avec des accords à se tordre les doigts, dans des enchaînements à l’élégance naturelle, le chanteur tombe les mélodies avec une aisance d’écuyer dans un lignage évoquant tout à la fois Elton John (Toutes tes idoles), Michel Legrand (Les Étoiles guident les âmes) ou Antônio Carlos Jobim (Le Secret).
Pierre Lapointe pourrait alors se contenter d’être un mercenaire rodé aux astuces harmoniques et envolées orchestrales censées vous coller une scie dans l’oreille jusqu’à l’heure du souper. Ce qui distingue cet habile musicien doublé d’un remarquable technicien vocal réside dans sa faculté d’ouvrir son cœur au verbe. Certes, la chanson sur sa mère a été un déclencheur, comme il le raconte à Paris au bar d’un hôtel n’ayant jamais aussi bien porté son nom, Amour. « Je m’étais tellement pris sa maladie en pleine gueule que je ne pouvais plus m’abriter derrière un masque pour chanter. Dès que ma sœur et mon père m’en ont donné l’autorisation, j’ai ouvert les valves alors que je ne livre jamais rien de ma vie privée. Bien que je sois très connu au Québec, on n’a jamais vu ni ma maison, ni mon copain, et encore moins mes parents. »
Cette liberté gagnée s’est paradoxalement affirmée en scrutant d’autres miroirs. Toutes tes idoles, qui ouvre l’album sur un parfum orchestral délicieusement pop à la Michel Colombier, a d’abord été une œuvre de commande. Impossible de le deviner à écouter ce savoureux air railleur sur ces jeunes chanteurs en bout de course s’accrochant désespérément à des modèles morts : c’est d’un mordant ironique, tout autant que dramatique.
La suite après cette publicité
« Créer, c’est laisser une trace de notre vaine existence »
Ou bien Arrête de sourire, déjà donnée à Patrick Bruel pour son album Ce soir, on sort (2018). « Il m’avait fait la blague : “Écris-moi une chanson que tu aimerais chanter.” Je l’ai pris au mot, au point que lorsque mon père, avec qui les rapports peuvent être compliqués, s’est senti visé en entendant : “T’as pas choisi ta mère, t’as pas choisi ton père, t’as même pas pu choisir la gueule qu’on t’a donnée.” J’ai eu beau lui dire que c’était pour Bruel, au fond de moi, je savais qu’il avait raison. On parle toujours de soi dans une chanson. » Dernier exemple, Le Secret, une bossa écrite au départ pour une chanteuse et qui, ici chantée par un homme, trouve un tout autre éclairage.
L’autre, c’est toujours soi que l’on révèle. Alors, pour ces bouteilles envoyées à des interprètes qui ne les recevront pas, pour ces messages adressés à cette femme dont le fils est maintenant le seul à se souvenir qu’elle ne le comprenait déjà pas avant de l’effacer de sa mémoire, Pierre Lapointe a donné de la voix pour qu’on ne l’oublie pas à son tour. « Depuis tout petit, je suis hanté à l’idée de ne pas laisser une trace de notre vaine existence. Créer, c’est cela. Je nourris l’impossible espoir qu’un extraterrestre puisse un jour tomber sur une de mes chansons. J’aurais alors vécu une fraction de seconde. » Qu’il se rassure : on a déjà gagné plusieurs minutes d’immortalité grâce à ses nouvelles chansons
Source : Lire Plus