Le samedi 25 janvier, sur les coups de 20h30, la première notification s’affiche sur mon smartphone : « Armé d’un couteau, un individu attaque un client de l’Intermarché d’Apt en criant “Allahou Akbar”. » Après tant d’autres, c’est donc au tour de « ma » ville de connaître ces moments d’effroi et cela ne me surprend guère, comme si l’horrible événement s’inscrivait dans une inéluctable série. Heureusement, la victime – un quinquagénaire qui terminait ses courses, agressé (de dos) au visage – et le courageux vigile qui s’est interposé n’ont été que légèrement blessés ; la lame du couteau de cuisine s’est brisée, évitant sans doute un drame plus grave. La nouvelle a fait quelques lignes dans les journaux, autant de sujets radio-télé le jour suivant, et la vie a repris son cours. Depuis, le parquet national antiterroriste a ouvert une enquête pour tentative d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste.
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L’agresseur présumé, Mehdi B., 32 ans, n’est pas un étranger sous OQTF : il est né à Apt et vit à proximité de ce supermarché au personnel chaleureux que mes proches fréquentent au quotidien. En 2017, après que les gendarmes ont retrouvé une ceinture explosive factice à proximité du collège catholique Sainte-Jeanne-d’Arc, puis un arsenal servant à confectionner des bombes à son domicile, l’homme avait été condamné à six ans de prison – où il aurait aggravé son radicalisme islamiste, selon les propos du procureur. Fiché S et décrit comme fragile psychologiquement, il a été relâché sous bracelet et suivi par les services compétents. On connaît la suite. La maire (divers droite) Véronique Arnaud-Deloy, qui connaissait sa dangerosité, a vivement déploré sa remise en liberté. « Dans une petite ville où l’on se croit à l’abri de tout, où va-t-on ? », s’interroge-t-elle à l’instar de ses administrés.
Ce Luberon que j’ai connu
Cité romaine fondée sous Jules César, Apta Julia a permis à feu mon grand-père maternel d’achever sa carrière de chauffeur dans le génie civil. Ce Provençal habitait un vieux mas dans un hameau à quelques kilomètres du centre, en plein Luberon, ce nom magique du tourisme international que les visiteurs écorchent volontiers (non, on ne dit pas « Lubéron »). Les samedis, quand tout le « pays » se donnait rendez-vous au marché, j’adorais descendre « en ville » dans sa Renault 4 pétaradante. Pendant la semaine, il assurait de fréquents allers-retours avec le plateau d’Albion, à vingt kilomètres au nord, où la France de De Gaulle puis de Pompidou avait installé sa dissuasion nucléaire. Des centaines d’emplois avaient été créés, développant de façon spectaculaire les services publics et les constructions de logements. C’est cet Apt-là que j’ai connu, qui dépassait largement son statut (fièrement assumé) de capitale mondiale du fruit confit sur ces terres agricoles où les cerisiers sont rois.
Aujourd’hui, le hijab et les kebabs font partie du paysage comme les champs de lavande et le Galapian
Un fort taux de pauvreté
Puis le site du plateau d’Albion a fermé à la fin des années 1990, l’emploi public s’est raréfié et le visage de la commune a progressivement changé. Une population majoritairement d’origine nord-africaine s’est installée, les paraboles satellites ont fleuri sur les balcons, les femmes voilées sont apparues dans l’espace public. Aujourd’hui, le hijab et les kébabs font partie du paysage comme les champs de lavande et le Galapian, ce délicieux gâteau aux amandes et aux fruits confits. Malgré son tissu économique vivace – le groupe Blachère est par exemple une référence mondiale des illuminations – et son dynamisme culturel, Apt vit au rythme de ses singuliers paradoxes.
Ses environs (Bonnieux, Lacoste, Lourmarin, Ménerbes, Gordes…) attirent une clientèle internationale parfois richissime, mais la ville n’en profite qu’indirectement. Sa population baisse (10 300 habitants selon les chiffres de 2022, – 12 % par rapport à 2016), son taux de pauvreté (27 %) est deux fois supérieur à la moyenne nationale (14 %) et l’explosion du trafic de drogues accentue les chiffres de la violence (+ 28 % de crimes et délits en 2023 selon les statistiques officielles). Pour la première fois l’été dernier, le Rassemblement national a remporté la circonscription avec Catherine Rimbert, symbole d’une colère grandissante des électeurs.
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J’aime Apt, ses ruelles étroites de pierre blanche et sa cathédrale médiévale qui abrite les reliques de sainte Anne. Je m’y sens chez moi et j’y ai toujours des amis chers, quelles que soient leurs origines. Je continuerai d’emplir mon chariot à l’Intermarché, en face du lycée. Mais le petit paradis de mon enfance n’est plus qu’un lointain souvenir.
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