« Vous en connaissez, vous, des gens de gauche qui, à la chute du mur de Berlin, se soient enfuis à l’Est ? » Le mot de Gaspard Proust sur le plateau de « Ce soir (ou jamais !) », lancé à une Clémentine Autain déstabilisée, était bon. Cependant, avant la fin de l’URSS, l’idéologie marxiste mise en application n’avait pas manqué de fasciner et d’attirer les militants communistes : ils voulaient croire à un Éden, quand de rares voix dissidentes en parlaient déjà comme d’un enfer.
Les Français ont fourni plusieurs de ces illustres voyageurs chimériques, d’un André Gide désillusionné à son retour d’URSS à un Maurice Thorez désertant à l’est de l’Oural devant l’invasion allemande (pacte germano-soviétique oblige), en passant par un Paul Éluard et son Ode à Staline ou encore par un Louis Aragon qui y passera un an, en rapportant ses poèmes les moins bons dont le grotesque Vive le Guépéou. Il y en eut aussi de plus anonymes, des camarades des cellules de base invités à voir de leurs yeux les largesses et la performance du régime soviétique. Certains n’en revinrent pas, expérimentant les horreurs et l’efficacité de la bureaucratie totalitaire.
C’est de ces militants, sincères mais trompés, ces « prisonniers du rêve écarlate », que parle le dernier roman d’Andreï Makine, écrivain russe d’origine et Français d’adoption, Prix Goncourt 1995 pour Le Testament français et aujourd’hui Immortel du quai Conti. Lui qui a fui son URSS natale et s’est installé clandestinement à Paris en 1987 sans avoir le communisme exactement chevillé au corps, il aurait pu traiter avec dédain ces rares idéalistes passés d’ouest en est, ces thuriféraires enfumés par ceux qu’ils encensaient. Car voilà toute l’histoire de Lucien Baert, jeune ouvrier de Douai parti découvrir le modèle stalinien en 1939. Arrêté, croupissant au goulag, enrôlé de force dans les bataillons disciplinaires, jeté sur les barbelés nazis, emprisonné à nouveau sous une nouvelle identité, évadé…
Bien sûr, un lecteur aurait pu garder un sourire goguenard à voir cet homme molesté par l’histoire, confronté à la réalité concentrationnaire soviétique, cocu de sa propre bêtise. Il pourrait rire aussi à voir cet ancien rêveur revenu en France juste avant mai 1968, utopique social se retrouvant face aux poussées libertaires de maoïstes qui, décidément, eurent tout faux (« On évoque aussi le choix de vivre avec un adolescent rencontré aux Philippines. Ces thèmes agitent plus de passions que n’en suscitaient jadis les grèves et le chômage », lit-on). Ce serait oublier toute l’humanité qui irrigue l’œuvre d’Andreï Makine, qui se distingue par une finesse dans la nuance. Il a à cœur de faire un pas de côté face aux effets de meute et il s’efforce de reconnaître de la tendresse dans la bêtise, même idéologique : il n’est pas là pour rendre justice, il est là pour être juste.
On est happé dans ce demi-siècle d’histoire russe, du stakhanovisme à l’oligarchie
Pour ne rien gâcher, il le fait en vrai romancier : les pages se tournent, l’histoire s’enchaîne, on est happé dans ce demi-siècle d’histoire russe, du stakhanovisme à l’oligarchie. Ainsi ressent-on de la sympathie, de l’empathie même, pour cet homme qui ne comprend pas combien son ancien pays, la France, a changé pendant ses trente ans d’absence. Perdu « comme un scaphandrier au milieu des surfeurs », Lucien se voit vieillir, « incapable de vivre cette modernité-là », oubliant jusqu’à ses souvenirs de goulags qui n’intéressent personne. Ce qui est en jeu pour Andreï Makine à travers Lucien, revenu d’entre les morts du goulag au milieu des salons parisiens, c’est la disparition de l’idéal, de tout idéal pensé comme supérieur aux autres : le relativisme a tout balayé sur son passage et les grandes figures du mouvement étudiant mènent une vie « ondoyante et fuyante, qui contourne tout ce qui pourrait présenter un obstacle inutile ».
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Comment avoir prise face à ces êtres liquides quand on n’a connu que la dureté de l’acier ? Et tant pis si le héros de la Grande Guerre patriotique les met face à leurs contradictions de manière grandiose : « Vous pouvez mener vos causeries d’intellos, désigner les ennemis du progrès, jouer à vos petites révolutions culturelles ou sexuelles, écrire dans vos journaux qui censurent tout ce qui ne vous plaît pas. Oui, c’est grâce à moi que vous pouvez boire, manger, fumer vos clopes qui endorment toute vérité gênante et puis, aller copuler, à deux ou à plusieurs. Mais vous êtes d’une laideur incurable ! En vivant, en mentant, en baisant comme vous le faites, on vit sans aimer… Donc on ne vit pas ! »
Mais qu’est-ce qui aura fait disparaître l’idéal ? Moins que la dureté des idéologies, c’est la mollesse du confort, la société de consommation qui échoue à faire grandir l’humanité : le monde malléable est plus cruel parce qu’on s’y enfonce pour s’y étouffer, « la vraie démence est cette extrême facilité avec laquelle les autres vous laissent chuter ». Face à cette réalité (ce réalisme), Lucien s’essouffle. Alors, à quelles branches se rattraper ? À l’amour, à la contemplation. Lucien Baert, devenu Matveï Belov, tombe amoureux d’une femme tout aussi bringuebalée par le régime. Dans leur clairière, « leur vie se cicatrisait peu à peu. Il y avait, désormais, les branches enneigées du petit érable, le silence de leur maison, la senteur du feu. Il y avait ce temps presque immobile pour pouvoir enfin vivre ».
On se rattache aussi à l’amitié, même d’un autre idéal que le sien, tel ce conférencier royaliste, dépassé comme lui, pour qui Lucien se pique d’affection, l’un à l’autre unis par leur même confrontation à l’avènement des soixante-huitards petits-bourgeois, derniers bédouins d’un monde de convictions traversant les mêmes déserts idéologiques. Ainsi voit-on le monarchiste s’accorder au marxiste : « Vous aviez une foi, le communisme, ce grand monolithe messianique. Un rêve, un mythe, le but de toute une vie. Maintenant, il n’y a plus de monolithes, mais un émiettement frénétique d’idées, de credo jetables. Nos petits libertins seront un jour remplacés par ceux qui prennent encore au sérieux le fait de vivre et d’avoir une foi. »
Quel lecteur qui a un jour cru à quelque chose ne se retrouverait pas dans ces lignes, implacables, désolantes et prophétiques ? Ce roman, à l’amertume à peine contenue, est un exil à travers champs : la neige a fondu, ce qu’elle cachait est dévoilé, nous nous enfuyons parmi les laideurs de ce printemps qui a triomphé d’un long hiver mais, dans notre cavalcade, nous sourions à voir passer les forêts, les nuages et les nuits
Prisonnier du rêve écarlate, Andreï Makine, Grasset, 416 pages, 23 euros
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