Le Premier ministre se retrouve cerné ce jeudi midi à la table du pavillon Ledoyen, prestigieux restaurant du chef Yannick Alléno. François Bayrou est attablé entre Bernard Arnault, le PDG de LVMH, et Éric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, deux des plus grands dirigeants français. À quelques mètres de là, Maurice Lévy, président du conseil de surveillance de Publicis Groupe, Patrick Pouyanné, PDG de Total, Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi, Philippe Houzé des Galeries Lafayette ou encore Patricia Barbizet, la présidente de l’Afep (Association française des entreprises privées)…
Bref, la fine fleur des grands entrepreneurs français était rassemblée à l’occasion de la remise du prix du stratège de l’année du journal Les Échos (propriété de LVMH). Après Emmanuel Macron, Thierry Breton et d’autres personnalités de premier plan, François Bayrou a été choisi cette année pour remettre le prix au lauréat de cette édition désigné par les lecteurs du quotidien : Éric Trappier. Le rendez-vous était calé depuis longtemps, il se tient quarante-huit heures après la déclaration fracassante de Bernard Arnault contre le budget débattu à l’Assemblée nationale.
L’effet d’un bâton de dynamite
De retour des États-Unis où il a assisté à l’investiture de Donald Trump, le patron de LVMH, à l’occasion de la publication des résultats de son groupe mardi soir, se fend d’un commentaire politique acéré visant directement le Premier ministre : « Quand on revient en France et qu’on voit qu’on s’apprête à augmenter les impôts de 40 % sur les entreprises qui fabriquent en France, c’est à peine croyable. Donc on va taxer le made in France. Pour refroidir les énergies, on fait difficilement mieux. Pour pousser à la délocalisation c’est idéal. Alors je ne sais pas si c’est l’objectif du gouvernement, mais en tout cas il va l’atteindre, s’il arrive au bout de ses plans. » Le ton est calme, un brin ironique, mais la déclaration de ce grand patron qui se tient toujours à l’écart du tumulte de la politique fait l’effet d’un bâton de dynamite qui se propage bien au-delà de nos frontières.
L’agence Bloomberg se fend d’une dépêche, la presse anglo-saxonne relaye la charge d’un des plus puissants patrons de la planète. Derrière Bernard Arnault, ce sont tous les grands capitaines d’industrie français qui organisent la fronde : Michelin, Airbus, Total… Alors que François Bayrou aligne les concessions aux socialistes pour éviter la censure, le monde de l’entreprise alerte sur les conséquences de choix fiscaux pénalisants qui feront, in fine, trinquer les salariés français. Une polémique qui survient au moment où LVMH lance, comme chaque année, sa tournée de recrutement aux métiers d’excellence. À Paris, Lyon, Lille, Clichy-sous-Bois… des artisans, équipes RH et représentants d’écoles viennent à la rencontre de jeunes, étudiants, apprentis, pour présenter environ 280 professions et proposer formations et emplois au sein du groupe.
Bernard Arnault qui, contrairement à ce que ses détracteurs prétendent, « n’a jamais envisagé de quitter la France », précise-t-on en interne, emploie plus de 40 000 salariés dans le pays sur un groupe qui compte 213 000 collaborateurs dans le monde. Airbus, lui, fait travailler plus de 50 000 personnes sur le sol français, Michelin 20 000… En s’exprimant de façon ciblée, Bernard Arnault savait parfaitement le retentissement qu’auraient ses propos, comme l’explique un de ses visiteurs réguliers : « LVMH, comme les grands groupes, n’a pas l’habitude de s’exprimer de cette façon, mais Monsieur Arnault et les autres dirigeants de son rang se rendent compte que les politiques ne réagissent pas. Ils ne mesurent pas les conséquences que les choix actuels peuvent avoir sur l’économie réelle. Ce ne sont pas leurs intérêts qui sont en cause, mais ceux des salariés français qui subiront des destructions d’emplois. »
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L’atonie des macronistes imposait de réagir
L’inquiétude du monde de l’entreprise s’est réveillée avec la nomination d’Éric Lombard à Bercy, un homme engagé à gauche qui, dès ses premières prises de parole, affichait son intention de rallier le soutien du PS, au prix de concessions sonnantes et trébuchantes. L’atonie des troupes macroniennes, promptes jusqu’ici à défendre la politique de l’offre à l’œuvre depuis 2017 alors que dans le même temps l’Amérique de Trump se lançait dans une politique massive de relance, imposait de réagir. Fortement. Puissamment.
Prise de conscience à Matignon
Devant le parterre d’entrepreneurs réunis au pavillon Ledoyen, le directeur de la rédaction des Échos, Christophe Jakubyszyn, interpelle François Bayrou sur sa réponse à la « fronde des patrons ». Le Premier ministre rejoint le micro. « J’avais prévu de faire l’éloge d’Éric Trappier, mais puisque de façon assez maligne, vous m’avez interpellé, je vais vous répondre », introduit François Bayrou. S’ensuit un long plaidoyer en forme d’hommage reconnaissant aux grands patrons français. Après avoir souligné qu’il s’était basé sur le texte budgétaire préparé par Michel Barnier, le Premier ministre rappelle qu’il a choisi de faire peser une surcharge de fiscalité sur les grandes entreprises pour une durée limitée à un an, et non sur deux années comme il était initialement prévu. « Comment pouvez-vous remettre en cause mon engagement ? poursuit François Bayrou. Moi qui suis le seul à avoir pris le risque de faire campagne à la présidentielle sur l’urgence de résorber la dette ? Je suis de votre côté ! Passé cette année d’efforts, je vous soutiendrai, je lancerai des réformes ! » Un plaidoyer qui, sans forcément convaincre, témoigne d’une prise de conscience salutaire, veulent croire certains. Même si le budget, pour cette année, pèsera comme une contrainte supplémentaire pour les patrons français, dans une compétition économique internationale qui s’annonce féroce.
Du côté de l’Élysée, Emmanuel Macron a suivi la polémique de près. Sans intervenir. Mais son entourage n’est pas mécontent de l’offensive de Bernard Arnault : « Par son appel, il réhabilite ce que le président a entrepris depuis sept ans : une politique de l’offre qui libère les entreprises. Sur le fond, il a raison. »
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