Les Stones ? Ah, non ! Pour agacer Marianne Faithfull, et donc subséquemment être bien sûr de bousiller une interview avec l’une des plus ultimes icônes du rock britannique, c’était la question à poser. Marianne Faithfull en avait assez soupé des Rolling Stones, dont l’élégance aurait été qu’ils la créditent comme parolière sur la chanson Sister Morphine, pour qu’on vienne encore et encore l’interroger sur une période qu’elle préférait oublier, voire ne jamais avoir eu à vivre tant elle lui avait brisé le cœur. « J’aime personnellement beaucoup les Stones, Mick et Keith, mais si je peux me passer de la légende, ça me va très bien car ce n’est pas moi. Je pense que mes interlocuteurs l’ont compris avec le temps », nous répondait-elle poliment en 2021 pour la sortie de son dernier album, She Walks in Beauty, recueil de poèmes lus par la chanteuse dont la voix n’avait survécu à l’épisode Covid.
Les Stones, bien sûr, il conviendrait de ne pas en parler, tant la chanteuse a su s’extraire de son statut de muse pour s’affirmer comme une artiste à part entière, développant, depuis son retour en grâce avec l’album Broken English (1979), une carrière impeccable, à l’inverse de ses anciens comparses, n’ayant pas su comme Brian Jones s’arrêter à temps. Et, en même temps, sans Marianne Faithfull, il n’est pas sûr que les Rolling Stones aient existé, et pas uniquement parce qu’elle a bien connu trois de ses membres intimement – Mick Jagger, Keith Richards et Brian Jones. N’est-ce pas elle qui fut la première à chanter une de leurs chansons ? As Tears Go By, première composition du tandem Jagger-Richards, lui est proposée en 1964 par le manager Andrew Loog Oldham, le même qui conseillera plus tard à Mick Jagger de se débarrasser de sa fiancée, connaissant soudainement le même sort que Brian Jones. Suite à ce succès fondateur de 1964, la chanteuse au visage et la voix d’ange, elle n’a pas été élevée dans un couvent pour rien, publie son premier album, Come My Way (1965). Marianne Faithfull est alors capable aussi d’atteindre le sommet des charts avec une reprise de Bob Dylan (Blowin’ in the Wind) ou des Beatles (Yesterday).
Sous son air angélique, la descendante de Leopold von Sacher-Masoch, le grand théoricien du sado-masochisme a déjà une vie faite de remous et de turbulences. Née à Londres d’un haut gradé de l’armée britannique, espion rattaché à l’Intelligence Service, et d’une danseuse de confession juive venue de l’aristocratie autrichienne, la chanteuse, qui affichera ses nobles armoiries sur la pochette de son album Before the Poison (2004), connaît ses premières souffrances avec le divorce de ses parents alors qu’elle n’a que 6 ans, en 1953. Comme une Françoise Hardy britannique, Marianne Faithfull aurait bien aimé suivre des études littéraires si le Swingin’ London ne l’avait happée dans sa course. « Lors de mes A Levels au couvent Saint-Joseph dans la ville de Reading [Berkshire], j’ai eu la chance d’avoir une très bonne prof de littérature anglaise, Mme Simpson, nous déclarait-elle lors de la promotion de She Walks in Beauty. La seule d’ailleurs qui n’était ni nonne ni catholique. Je m’étais aussi acheté une petite anthologie de poésie anglaise, Palgrave’s Golden Treasury. J’étais une jeune fille intelligente, un peu rusée même, qui aimait l’école. Malheureusement, je n’ai pas pu poursuivre ces études littéraires. À 16 ans, je suis partie à Londres et ma carrière a démarré. Mais ça ne m’a jamais quittée. Toute ma vie, j’ai eu ce rêve d’enregistrer le plus beau disque qui soit de poésie mise en musique. »
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Propulsée au rang d’égérie, Marianne Faithfull est au cœur de toutes les tendances. Mariée au marchand d’art en vue John Dunbar, elle lui donne un garçon. Mais la fille de divorcés reproduit le schéma familial en quittant brusquement mari et bébé afin de convoler avec Mick Jagger. La nouvelle fait scandale et Marianne Faithfull connaîtra bientôt la disgrâce. En février 1967, elle se retrouve associée à une affaire de drogues qui verra Mick Jagger et Keith Richards risquer la prison lourde : on l’aurait découverte nue sous une fourrure dans la maison du Sussex où l’interpellation a eu lieu. Son image s’en trouve dégradée, que n’arrangeront en rien les choix cinématographiques de la comédienne que l’on connaissait jusque-là chez Tchekov – l’érotique Motocyclette avec Alain Delon puis Ned Kelly avec Mick Jagger. Mais, c’est surtout son amitié avec Anita Pallenberg, la sulfureuse compagne de Brian Jones, fondateur officiel des Rolling Stones, qui provoquera sa chute. Andrew Loog Oldham manœuvre auprès de Mick Jagger afin de l’évincer. Après avoir perdu l’enfant qu’elle portait de Mick Jagger, elle tente de mettre fin à ses jours, puis sombre dans l’héroïne quand Mick Jagger finit par la quitter en 1970. « Quand on est jeune, on se fait une idée peut-être fausse de l’amour sur laquelle on revient par la suite », nous disait-elle encore en 2021.
En 1979, sa voix est méconnaissable, rocailleuse, comme abîmée par les meurtrissures du temps
Hormis quelques rares apparitions – une reprise de I Got You Babe, donnant en tenue de nonne la réplique à David Bowie pour une émission télévisée en 1973 –, on n’a plus guère de nouvelles de la chanteuse. L’ex-égérie du Swingin’ London n’est plus que l’ombre d’elle-même. Sans domicile fixe, elle plonge définitivement dans la drogue. On ne s’attendait pas à la revoir quand, en 1979, elle fait un retour fracassant : la voix est méconnaissable, rocailleuse comme abîmée par les meurtrissures du temps. Sur l’album Broken English, elle se distingue notamment à travers une reprise de John Lennon (Working Class Hero) ainsi qu’une relecture synthétique de la chanson de Shel Silverstein, The Ballad of Lucy Jordan. C’est une nouvelle carrière qui commence. Alors que ses anciens comparses commencent à se caricaturer, leur ancienne muse fait table rase pour s’inscrire dans un incessant regain. Comme sa vie, sa carrière s’inscrit dans un perpétuel renouvellement, s’aventurant d’un registre à l’autre, de Kurt Weill à Angelo Badalamenti ; le compositeur du cinéaste David Lynch lui composera en 1995 tout un album, A Secret Life. Où l’on entendra même chanter ces quelques lignes en français : « Rêve qui brille dans le noir / Brill’ra bien, tu peux le croire / Toujours dire la vérité / Quand je suis lasse des rêves. » (Bored by Dreams)
Etablie désormais à Paris avec son nouveau compagnon, François Ravard, ancien manager du groupe Téléphone, la Dame du lac va produire ses meilleurs album. Vagabond Ways (1999), tout d’abord, conviant notamment Roger Waters à l’écriture. Puis, Kissin’ Time, trois ans plus tard, montre à quel point la chanteuse est devenue culte auprès de la nouvelle génération des Beck et autres Pulp. Damon Albarn, PJ Harvey et Nick Cave sont mis, eux, à contribution sur l’album suivant, Before the Poison (2004).
Marianne Faithfull effectue également son retour sur grand écran, avec des projets plutôt inattendus d’ailleurs, tel ce Irina Palm (2006), où l’ancien visage du rock’n’roll incarne une grand-mère prenant un boulot de branleuse professionnelle afin de sauver son petit-fils atteint d’une maladie rare. La route ne s’arrêtera pas là. Encore au moins un album à citer, son premier double, Easy Come, Easy Go (2008), recueil de standards, autour desquels se pressent tout autant Keith Richards que Sean Lennon à la guitare. Sans oublier, le sublime Negative Capability (2018). Ce sera le dernier disque où elle chantera : pour la troisième fois, elle reprend As Tears Go By. Bien sûr, les tonalités ne sont plus les mêmes. Et c’est sublime, toute cette vie passée à travers ces quelques accords d’une banalité confondante. Puis, elle chante, Born to live, probablement l’une de ses plus belles chansons : « Born to live and born to die / Aren’t they just the same? / We’re always breaking someone’s heart / Especially our own. »
Vivre ou mourir. La question se pose pour une icône. Marianne Faithfull l’avait résolue à sa manière en choisissant d’être vivante.
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