… Quelques minutes avec un inconnu, découvrir une vie que l’on n’imagine pas et revivre un bout d’histoire. Januk Kusnizak, 94 ans, était assis, seul sur un banc, au cœur de Nice. Il n’attendait qu’une oreille attentive pour raconter : l’émigration de la Pologne vers la France pendant la première guerre mondiale, la résistance pendant la seconde, les camps… Rencontre avec un homme du siècle dernier.
Il est des rencontres fortuites qui vous marquent par leur intensité. Qui se soucierait d’un vieil homme, que les décennies ont lentement courbé ? Mais le regard bleu vif de Januk tranche avec ses mains fanées et sa longue veste grise usée. Comme s’il devinait vos pensées, il sort d’un portefeuille décousu un reste de photo : « Regardez le jeune homme que j’étais. Cette photo date de 1938, j’avais 26 ans. » Et pour peu que l’on prenne le temps de s’y intéresser, les souvenirs affluent à nouveau. « Je suis arrivé en France à l’âge de 3 ans, en pleine première guerre mondiale. » Des parents qui fuient les horreurs en Pologne viennent chercher en France une vie plus clémente, et un avenir moins dur pour Januk. « En arrivant si jeune, je n’ai pas eu de problèmes avec la langue, mais mes racines Polonaises ont toujours guidé ma vie. » À 20 ans, il rencontre Denise, Française, dont il tombera fou amoureux « et je le suis toujours… » glisse-t-il dans un souffle. Sans s’en rendre compte, le vieil homme frotte nerveusement une alliance polie par le temps, elle se confond presque avec sa peau flétrie.
À l’orée de la seconde guerre mondiale, Januk sent ses origines slaves renaître et s’investit dans les milieux résistants communistes implantés à Paris : « Plusieurs hauts dignitaires polonais impliqués dans la résistance ont défilé dans mon appartement de Drancy. » Cheminot la journée, résistant la nuit, ainsi vivra-t-il avec sa femme jusqu’en 1943. « Un jour, la milice est venue me chercher sur mon lieu de travail et m’a emmené au camp de Drancy, sans explications. Quelqu’un m’avait balancé… »
Direction le camp de concentration le plus proche, à quelques kilomètres de là : « A
mon entrée dans le camp, nous sommes une petite dizaine à la file. Les gardiens tiennent de gros chiens et les laissent nous mordre les jambes… »
Rasé, déshabillé, humilié, il enchaîne rapidement ces images d’horreur sans s’y arrêter. De nombreux compagnons meurent au fil des semaines, mais Januk tient, l’image de Denise comme unique raison de vivre. « Quand elle a compris que j’avais été arrêté, elle a fui la région pour retrouver sa famille en Bretagne ». Puis vient le temps de la libération et ses retrouvailles : « Je m’en souviens encore. Je l’attendais, tremblant comme si j’allais la voir pour la première fois, sur le quai de la gare, un bouquet de roses à la main. J’avais peur qu’elle soit choquée par mon aspect : 20 kilos de moins. .. » Mais la vie a repris son cours, avec quelques soubresauts et ses séquelles indélébiles.
Rapidement, ils quittent Drancy et sa grisaille pour la Côte d’Azur : « Je n’avais plus envie de travailler dans les chemins de fer. Chaque fois que je vois un wagon partir, c’est des milliers d’innocents que je revoie s’en aller vers les camps… » Vendeur de fruits et légumes près de Cannes, voilà une activité plus légère qu’il exerça avec Denise, une affaire reprise par son fils. Sa belle s’en est allée voici 5 printemps, « mon amour, lui, est éternel » jure-t-il. Rien n’aurait pu séparer ces deux-là, pas même la guerre. Januk emmènera avec lui toutes ces images d’un autre temps et pourtant si proches. Il sourit, il la rejoindra bientôt.
*Reprise de notre article publié en 2006.