POUR DÉTRUIRE un peuple, il faut effacer ses enfants. Nous ne sommes pas chez les musulmans rohingyas, tyrannisés par la Birmanie, ni aux côtés des chrétiens nigérians, persécutés par Boko Haram, mais au Canada, en 1876. Après avoir volé les « terres indiennes », le pays a décidé d’acculturer ses populations nomades.
Ou, plutôt, de rem placer violemment leurs traditions par une instruction catholique, sévère et obligatoire. De faire de « primitifs païens » de bons autochtones. Et de les sédentariser, pour contrôler à la fois la terre et ses habitants. L’Indian Act, toujours en vigueur aujourd’hui, a ainsi ordonné le regroupement des « Premières Nations » dans des réserves indiennes – il en existe près de 2 000 encore de nos jours au Canada. Et aussi de séparer les enfants de leur famille, dès 5 ans, pour les confier aux curés de « pensionnats autochtones », sous peine de sanctions financières et judiciaires. Jusqu’en 1996, année de fermeture du dernier bagne enfantin, 150 000 gamins ont été martyrisés derrière ces murs et plus de 4 000 y ont perdu la vie. Maladies, mauvais traitements. « La première chose qu’ils m’ont faite, c’est de couper ma natte », raconte Edmund.
Il a été enfermé huit ans à l’école Sainte-Anne de Fort Albany. Raser les cheveux longs, brûler les vêtements, arracher les bijoux tribaux, interdire de parler sa langue, affubler les garçons d’un nœud papillon et déguiser les fillettes en gamines de la ville. Aussi, les faire s’agenouiller au pied du lit, mimer le signe de croix et prier un certain Jésus, eux qui dansaient pour le soleil. Et puis les frapper, sans cesse. Les religieux obligeaient les petits à manger leur vomi. Crucifix passé dans le ceinturon, comme un poignard, ils avaient même bricolé une sainte chaise électrique. Et ils infligeaient des décharges aux plus turbulents, devant leurs camarades. Beaucoup ont été aussi violés par les curés.
Certains prêtres se fouettaient juste après, pour expier. « Mais on ne leur a pas donné nos larmes », sourit Edmund. A leur sortie, les victimes se sont tues, accablées par la honte ou pour ne pas faire souffrir leurs proches. Et ce n’est qu’à la fin des années 90 qu’elles ont témoigné. Le gouvernement fédéral, éclaboussé par le scandale, a refusé de transmettre les centaines de dépositions accablantes à la justice. Et puis, pressé par la Cour supérieure de l’Ontario, le Canada a cédé, en 2014, censurant un grand nombre de preuves et supprimant les noms de certains bourreaux. Le pays et l’Eglise ont ensuite proposé aux victimes d’acheter leur silence, mais celles de Sainte-Anne ont refusé.
Devenus adultes, ces gamins traumatisés ne lâchent rien. Et leur communauté souffre encore de ces générations sacrifiées. Comme hier, ils se disent « prisonniers du Canada ». Chômage, alcool, drogue, suicides. Pire encore pour les femmes autochtones échouées dans les villes pour fuir les réserves. Des milliers de filles disparaissent ou sont assassinées. Et la police de l’Ontario, accusée de racisme, regarde ailleurs. Fin mars 2016, Christine Gliddy, 29 ans, est retrouvée morte dans un champ glacé, pantalon baissé, taché de l’ADN d’un délinquant fiché. Résultat de l’enquête ? « Morte d’hypothermie. Affaire classée. »